mercredi 30 août 2017

LE CAHIER DE NAROKI, sixième livraison, 166-198

dessin Gustav Klimt





SIXIEME LIVRAISON

166 - 198



166.
H.D. Thoreau, un homme heureux, et qui le sait et qui se dit heureux. Vivre dans la simplicité et le loisir, sans soucis et sans obligations.
Pendant deux ans, écrit-il en 1854, je me suis principalement occupé de fleurs et n’avais d’autre impératif que d’observer le moment de leur éclosion.

167.
Ce matin, mi réveillé, j’ai vision de machettes, cela revient encore & encore cycliquement, c’est encapsulé en moi, cauchemardesque parasite, une obsession, un ressassement — comment ils partent au travail à l’aube, dans la camionnette, vers les collines, deux trois villages dans lesquels, au soir, tous les habitants seront morts.

168.
A Dresde, à partir du 19 septembre 1941, obligation de porter le Judenstern ; il faut l’acheter, il coûte 10 Pfennig.
Quand on va voir des amis, on sonne trois fois ; une fois, ça pourrait être la Gestapo.

169.
Quand je lui dis : Après toi, je ne veux plus d’autre femme, elle me rabroue sèchement au lieu de s’attendrir et de me faire un sourire.

170.
Notre Classe est définie fémininement : nous sommes animal à mamelles.

171.
Les biographèmes avec tu, tu sais, lui dis-je, ils sont mis comme ça, parce que c’est comme ça qu’ils se présentent, ça les rend vifs & plausibles[1].

172.
La rondelette ado tire vers le bas, encore & encore, les bords effrangés de son short, dans la tentative de voiler les plis horizontaux de son derrière, mais rien n’y fait, on continue à voir, le short est trop short.
Le nu du cul, disait brièvement Hipparque de Smyrne, commence aux plis. (« Bréviaire d’esthétique anatomique », en 996 aphorismes, 329 av. JC).

173.
Femmes si bellement, si sidéramment toisonnées que dessinait Klimt.
Klimt dans ses dessins, écrit Jean Clair, a imprimé au corps féminin les sinuosités mêmes de l’organe qu’il cache, en révélant à grandeur les courbes secrètes, les convulsions et les circonvolutions des lèvres, tandis que le tracé fin, échevelé, emmêlé de son crayon en traduisait à merveille le fouillis toisonné. — « Journal atrabilaire », 2006).

174.
Je lui fais la bise, elle dit : Qu’est-ce que vous sentez bon… C’est le dernier atout des vioques, lui dis-je, de ne pas puer.

175.
Comment je la trouve, elle a jamais demandé ça, comment je la trouvais, elle savait comment je la trouvais, je la trouvais la plus belle de toutes, elle m’émouvait jusqu’au fond de l’âme, elle savait cela, parce que je le lui disais comme ça, je lui disais tu m’émeus jusqu’au fond de l’âme, que je la désirais, ça je ne lui disais pas, pas besoin de lui dire ça, dès que je la touchais, je me mettais à bander, elle s’en rendait compte aussitôt, posait sa main là où je la désirais, elle souriait, elle aimait que je l’aime et la désire, je ne lui ai jamais demandé comment elle me trouvait.

176.
A la Brasserie « L’Ambiance » à Alès, pensant à elle, je pensais, puis notai cette pensée : Est-ce que ces jours-ci elle va dépenser une seule pensée pour moi.
Et je pensais que non. Je pense que je pense trop. Je pense que ne devrais pas penser à elle. Je pense que je devrais penser des pensées qui m’éloigneraient et me libéreraient d’elle. Je pense que tout ce temps où je suis sans elle, je suis avec elle.
Je voyage vers le sud, prenant les petites routes départementales, je roule lentement, contemplativement, aucune hâte d’arriver où que ce soit, personne ne m’attend nulle part, je suis seul, horriblement seul, magnifiquement seul, ne parle à personne, personne ne m’entend, personne ne m’écoute, puis soudain je m’entends parler, assis à une terrasse sous un parasol dans la douceur de l’été, je m’entends dire : Un rosé s’il vous plaît…
C’est des moments où je pourrais écrire une lettre, par exemple à Annie Dillard, si j’avais son adresse.

177.
— Comment te sens-tu ? — Heureux. Mais floué aussi, violemment floué.

178.
Je pense que je suis assez doué pour la résilience.

179.
Hâtifs griffonnages de proto-notes qui deviendront des notes peut-être, qui deviendront des phrases entières peut-être. Des pensées peut-être. Comme ces misérables balbutiements à la terrasse de la Brasserie « L’Ambiance » à Alès. Balbutier d’abord, avec l’espoir d’arriver à dire. Et lire, pour s’encourager (ou s’enfoncer définitivement), quelques bribes chez autrui, Thoreau et sa sereine allégresse, Pessoa et son hystéroneurasthénie fondamentale. Pavese et son vice absurde, Leopardi et sa loquace désespérance.

180.
La mouche qui tournoie et m’énerve, finit par se poser un instant sur la page ouverte de mon livre, je la frappe à mort avec la frappette, et ça fait une tache brunâtre exactement sur le mot amour, passage où l’aide-comptable Bernardo Soares, derrière son pupitre au quatrième étage de la rue des Douradores, écrit que cet amour, si nous voulons le donner, par sentimentalité, — alors autant le donner à la chétive apparence de mon encrier qu’à la vaste indifférence des étoiles…

181.
Parmi ses dizaines de carnets thématiques, il y en avait un, précieux, qu’il appelait « Carnet indigo », indigo à cause de la couleur, précieux à cause de la matière, du cuir soyeux et tout doux au toucher. C’est là qu’il déposait des notes qui ne trouvaient pas leur place ailleurs. Il y écrivait notamment, pourquoi il ne voulait pas (encore) mourir, en prenant soin de numéroter les arguments.

182.
Pendant huit jours, dans mon hôtel à S., j’étais à moins de cent mètres de la Méditerranée, et je ne suis pas allé la voir, la mer. Comme si je lui en voulais. Son ressac aurait été celui de trop de souvenirs. Souvenirs si beaux, si uniques que ça m’aurait mélancolisé de façon dévastatrice.

183.
A mon amie Kd. je montre le dessin que je viens de faire, une sorte de calligraphie à la chinoise, cela pourrait être un idéogramme, mais en fait c’est une facétieuse & subtile allusion à un détail anatomique féminin.
Je demande à mon amie si elle voit ce que c’est. Elle examine, un peu perplexe, hésite à se prononcer.
- Un utérus, dit-elle.
- Quoi… ?

- Un vagin, dit-elle.


Elle ne connaît manifestement pas les dénominations des choses féminines. Je lui dis ce que c’est. J’ai l’impression qu’elle connaît à peine et n’a jamais utilisé le mot vulve.

184.
En un autre temps, Montaigne, qui se serait volontiers peint tout nu, l’aurait peut-être fait, ce que Harry Matthews a fait ludiquement, non à propos de soi, mais pour une soixantaine de personnages : les circonstances de l’acte de masturbation, cette activité élémentaire et courante reléguée systématiquement dans une marginalité qui la voue à la quasi-inexistence. Alors que c’est, statistiquement, la pratique sexuelle la plus fréquente. Alors que c’est, au fil des jours, un moment spécial, sinon remarquable et mémorable. Mais non, il faut escamoter cela sous la chape opaque de l’inavouable. Et surtout ne jamais poser à cet endroit-là des mots.

185.
Micro-biographème — Les bleus Touaregs, cette année, ne sont pas revenus vendre leurs boucles d’oreille et leurs bagues au marché de S.
La bague, pendant plus de deux ans je l’ai portée, puis un jour, sans qu’il n’y eût plus aucune raison qu’elle soit encore à mon doigt, je l’ai perdue — un soir, rentrant chez moi je me rendis soudain compte que mon doigt était nu, la bague donc ce jour-là était tombée, peut-on dire comme ça qu’une bague tombe, je ne pense pas que l’emploi soit dans Littré.

186.
Cette frange un peu indécise entre la tristesse et la mélancolie ; j’oscille entre les deux ; il y a encore la pesanteur de la tristesse et déjà, un peu, la légèreté de la mélancolie.

187.
Dans la tristesse, on est immergé. Dans la mélancolie, on est suspendu.

188.
On rentre un peu la tête, et les bombes passent. De toute façon, ce n’est pas ici qu’elles tombent, mais à dix mille kilomètres. Là-bas.

189.
C’è una dolcezza a pensarsi soli, lucida disperazione[2]— Guido Ceronetti, « Insetti senza frontiere », 2009.
Ce sera l’exergue de mon voyage du sud.

190.
C’est un petit-neveu de Bernardo Soares qui note ça au quatrième étage dans une banlieue non identifiée. Elle m’enfonce, note-t-il, quand je dis elle, note-t-il, c’est métonymiquement pour vie, en fait c’est beaucoup moins abstrait, note-t-il, mais je mets ça par lâcheté & précaution, pour ne pas me faire rabrouer davantage, elle m’enfonce, et c’est bien sûr mérité, qui suis-je pour ne pas être enfoncé, c’est à cause d’une mauvaiseté sans doute native, sinon contractée, mais d’une manière désormais intraçable pendant l’enfance, à un moment crucial de l’enfance, biographiquement indécelable, le petit-neveu de Bernardo, à son quatrième étage dans la banlieue, a toujours été, à propos de sa biographie, d’une cécité incompréhensible, — puis quand je demande : Pourquoi m’enfonces-tu ?, et, renchérissant : Pourquoi m’enfonces-tu autant ?, elle rétorque en remettant une couche, un soufflet de mélasse, ma chemise blanche en dégouline, elle rallonge & accentue la liste de mes mauvaisetés, et c’est bien sûr mérité, tous ceux qui n’ont pas encore détecté ni sanctionné ma mauvaiseté, avec une incompréhensible indolence & indulgence, je les ai entortillés par mon charme chafouin, c’est flagrant, elle m’enfonce, et je suis jusqu’au menton dans un marécage de mélasse, c’est pas beau, j’ai jamais été aussi moche. Je me hais. Elle dira : Même ta haine est narcissique.

191.
Quand on prononce devant lui le mot immaculé, cela lui fait des fantasmes passablement obscènes, il entend des choses comme y m’a enculé.

192.
Naroki valorise de plus en plus le territoire du songe, cette réalité parallèle, et floue & vertigineuse où circulent confusément des messages, où apparaissent et ressurgissent des personnages qui me reconnaissent, me renient ou m’ignorent, m’attirent ou me repoussent, m’approuvent ou me condamnent.
La séparation de la vie d’avec la mort est flottante, poreuse, ambiguë.
Naroki circule dans ces zones nocturnes comme pour se familiariser avec un territoire où il pourrait se rencontrer lui-même, spectre évanescent après le trépas.

193.
Je suis si impatient que vienne le jour où de tout ça nous pourrons parler, mais j’appréhende tout autant que ce jour-là elle ne parlera que pour dire qu’il n’y a rien à dire.

194.
Faute de frappe : pour parler je tape perler. C’est grave, cher Sigmund ?

195.
Cahier Morphée, vol. XIII — Très content de trouver, en pleine ville, cet emplacement de stationnement, non pas le long du trottoir, mais nettement marqué perpendiculaire et légèrement en diagonale par rapport à la rue. Et au moment où je m’y engage surgit devant moi, tout près, un visage, ou plutôt un masque, à faire peur, comme au guignol, c’est la propriétaire de la maison, qui m’accueille ainsi sur ce qu’elle peut légitimement considérer comme son territoire, pour m’intimider, me chasser, puis elle laisse tomber le masque, et me fait comprendre que c’était une blague, elle paraît me connaître, me reconnaître, elle dit quelque chose comme : cette place vous l’avez déjà protégée, loin donc que j’aie fait quelque chose qui puisse lui déplaire, j’ai agi d’une manière qui lui convient. Astucieux stratagème du rêve…

196.
J’ai fait quelque chose de répréhensible, me suis rendu coupable. Mais l’instance qui a pouvoir d’accusation, de condamnation, de sanction, n’applique pas, à mon égard, la loi à la lettre, mais fait preuve de souplesse, d’indulgence, de bienveillance. Et pour quelle raison ? Parce que c’est moi, et qu’il convient, avec moi, d’être indulgent et bienveillant, contre toute évidence. C’est un scandale permanent.

197.
Si manchot estropié écorché exsangue émasculé naufragé, mais comblé.

198.
Quand en amour on a connu la plénitude, on ne sera plus jamais dans le vide — et le manque, après, dans la perte, dans le désamour, dans le retour à la solitude, si douloureux soit-il, est un manque privilégié — et la solitude est habitée, hantée, imprégnée par une myriade d’ineffaçables souvenirs.





[1] voir § 18.a de la « Narratologie élémentaire »
[2] Il y a une douceur à se penser seul, lucide désespoir




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dimanche 27 août 2017

LE CAHIER DE NAROKI, cinquième livraison, 133-165

Eos et Képhalos, d'après une ancienne terracotta grecque




CINQUIEME LIVRAISON

133 – 165





133.
Rien que ça, l’idée que Dieu puisse avoir un fils, c’est tellement ridicule, indigne, indécent ― et ne parlons même pas du Saint-Esprit, cet oncle adventice & incongru.

134.
Combien plus sublime, nourrissante et divertissante est la mythologie grecque quand elle nous raconte que Morphée (la divinité du rêve) est né de l’accouplement d’Hypnos (le Sommeil) et de Nyx (la Nuit) ou que Gaia (la Terre) est née sans père du Chaos pour donner naissance à Pontus (la Mer).
Ou comment Éos, la déesse de l’aurore, eut très envie de faire l’amour, enleva Képhalos, le beau garçon, et l’emporta, ailée, dans ses bras, le beau garçon tout nu & palpitant, les artistes ioniens et italiques ont aimé représenter la scène, en bronze, en marbre ou en terre cuite.

135.
Comment ce jour-là, 9 septembre 1947, Max Beckmann eut rendez-vous avec sa femme au Waldorf Astoria, comment ils burent un gin fizz, et comment elle le consola un peu de sa mélancolie.

136.
Cet esprit qui répand son sperme dans une vierge qu’on appellera plus tard sainte, et lui aussi. Les théologiens ont fantasmé en d’innombrables tournures abstraites sur ce phénomène d’abstruse physiologie.

137.
Avec « Tra pensieri » (1994), Guido Ceronetti se fait raccoglitore (collectionneur) : livre composé de 388 fragments, autant de citations de ses auteurs préférés.
Il appelle cela un travail : Il Raccogliatore termina questo suo lavoro, nella libreria sua di Crumiria, il 18 ottobre 1993.
Exemple à imiter, toutes affaires cessantes, ramener toute une bibliothèque dans un livre. Prévoir plusieurs tomes, chacun avec 388 fragments. Commencer maintenant.
Primo Levi a fait quelque chose de comparable.

138.
Cette anecdote du sperme et de la vierge, ce n’est pas un conte mythologique, mais un fait biologico-transcendant qui est à la base de la foi chrétienne, admis comme tel, autant par les croyants illettrés que par les plus érudits docteurs — ils appellent cela le mystère de l’incarnation.
Et incarnatus est… Ce syntagme du « Credo » est souvent le moment le plus solennel, musicalement, dans les messes de Haydn, Mozart et Schubert.

139.
Notre religion nous met partout des images de nudité, mais c’est celle d’un cadavre ensanglanté.
Quand les Grecs font voir leurs dieux, ceux-ci sont d’une nudité altière et resplendissante, images de beauté, de santé et joie de vivre.

140.
Sur son large lit, tôt le matin, après une bonne nuit de sommeil, il reste allongé, tout éveillé, tout nu, la couette est par terre, c’est l’été, il reste allongé, le corps tout droit, les bras écartés, détente euphorique, conscience heureuse et insouciante du corps, il fait bon d’avoir un corps, je me réveille dans & avec mon corps, je respire, me rends compte que je respire, les bras écartés : cette posture me fait soudain penser, malgré moi, au crucifié, l’affreuse image du corps cloué sur la croix.

141.
Corps cloué, milliers de peintres et sculpteurs ont représenté cette image de souffrance, torture, plaies, peau déchirée, crampes, agonie.
Matthias Grünewald, sur le retable d’Issenheim (vers 1512) est allé jusqu’au paroxysme de la hideur.

142.
Je me souviens que je lisais le journal de Max Beckmann, livre à couverture rouge vif, et en même temps je regardais ses tableaux, vigoureux traits de pinceau, Stillleben, avec deux bougeoirs renversés, bougies assez phalliques. Livre brûlé.

143.
C’est Dieu lui-même, nous disait-on, dans son infinie bonté, qui sacrifie ainsi son fils unique, et nous tombions à genoux devant les images des peintres et des sculpteurs. Nous suspendions une telle image au-dessus de notre lit. Et le regard cadavérique nous regardait pendant que nous dormions. Et continuait à nous regarder quand nous nous réveillions.

144.
Quelle est, parmi les écluses, celle que je vais ouvrir ? Quel est, parmi les barrages, celui qui va craquer ?

145.
C’est Dieu lui-même, par amour, disait-on aux enfants, qui a livré à la souffrance et à la mort son fils unique & bien-aimé, pour racheter vos péchés.
Afin que le papa de Jésus ne te fasse pas brûler dans le feu éternel à cause de tes péchés, Jésus est mort pour toi, à cause de toi, tu dois donc aimer Jésus.
Et les enfants deviennent adultes et continuent à s’agenouiller.

146.
C’est un stéréotype anthropologique que les hommes ont envie que les femmes se mettent nues.

147.
Au seul nom de Napoléon j’associe aussitôt : cadavres.

148.
C’est pour ça aussi que Jésus est mort : parce que tu as joué avec ta quéquette.

149.
Dégoulinante religion avec son indigeste théologie du péché, de la rédemption et de la résurrection.
Je ne comprendrai jamais comment cette sombre dévastation ait pu envahir & infester l’humanité pendant vingt siècles et contaminer indélébilement des milliards d’esprits.

150.
Comment Kundera, dans L’insoutenable légèreté de l’être, version film, à plusieurs reprises, fait demander son protagoniste aux femmes : take your clothes off.

151.
Pour me lustrer de la poisserie religieuse, vite, vite, quelques pages de Tchouang Tseu, de Sénèque ou de Spinoza.

152.
Un jour on se rendra compte que je n’aurai pas été à la hauteur de la renommée qu’on a pu me faire.
En vérité, amant de peu de femmes, lecteur de peu de pages.
Mais les deux en profondeur.

153.
Comment Richard, au matin du 21 septembre 1871, à Tribschen, vient dans la chambre où dort Cosima, il lui souhaite une bonne journée et lui prend les mains, dans un geste de lascivité, et lui étend les bras, comme si elle était sur une croix ― et il dit : Imagine qu’il ait été pendu à une potence…
Ça aurait donné quoi comme iconographie dans nos églises, nos musées et nos chambres ?

154.
L’épopée napoléonienne, si haute en couleurs, rien que les uniformes, si splendides, si élégants, si virils ; centaines d’ateliers de couture à travers l’Europe confectionnent ces habits d’apparat français anglais russes cosaques prussiens autrichiens polonais — puis le soir, après la boucherie, et pendant toute la nuit, parmi les cadavres, les plaintes et les hurlements des blessés, crânes troués, visages défigurés, poitrines enfoncées, ventres béants, jambes et bras arrachés.
Un siècle plus tard, dans les tranchées, il n’y aura plus toutes ces couleurs ; il n’y aura plus que la non-couleur de la poussière et de la boue — juste le beau vermeil du sang.

155.
Gorki, en 1914, au début de la Première Guerre pense à Tchékhov, et note : S’il n’était pas mort il y a dix ans, cette guerre, en l’empoisonnant de sa haine, l’aurait probablement tué.

156.
« Vie secrète », 464 pages ― pour rendre compte de ma lecture, avec toutes ses récidives, depuis 1998, il me faudrait 464 pages.

157.
Les fortes métaphores de la plaie et de la cicatrice, dont les poètes ont tant usé et surtout abusé, ça me titille de puiser là-dedans pour fignoler l’un ou l’autre biographème, avec aussi, peut-être, des ingrédients lacrymaux, façon de dire, élégamment, à celle qui m’a tant fait souffrir : va te faire foutre, sauf que si elle se faisait foutre, ça rouvrirait la plaie, profondément, et tout serait à recommencer…

158.
Naroki travaille dans le sapin, il a menuisé encore un chevalet, le onzième ou douzième. Où poser livres.

159.
Pendant que je roule à travers les champs de blé : les dimensions des quasars, leur éloignement et la mesure de leur incandescence : un astrophysicien, à la radio, donne des explications sur le quasar 3C 273, situé à 2,44 milliards d’années-lumière. Et ça fait un trou noir dans le grand tout, engloutis les champs de blé, et la route sur laquelle je roule, et la bagnole dans laquelle je me trouve, et le corps dans lequel palpite mon âme. Immensité si immense que ça fait néant.

160.
L’amante s’ouvre et se donne à voir, montre ce qu’il ne faut jamais montrer. L’instinctive pudeur s’amenuise à mesure qu’accroît l’attendrissement, au début encore un peu incrédule, devant la fascination de l’amant qui, éperdu, assouvit sa jouissance de regarder.      
Jubilante transgression réciproque du donner et du prendre.

161.
Lichtenberg aussi, comme tant d’autres diaristes, notait ses pollutions nocturnes, ainsi le 16 septembre 1790 (à 48 ans), la nuit, passablement dormi, mais pollution très forte, pourtant sans épuisement spécial —  Pollution sehr stark, jedoch ohne sonderliche Ermattung.

162.
Dans la nuit soudain fracas de détonations — mais ce n’est pas Alep ni Mossoul, c’est là-bas, à vingt kilomètres, dans la capitale, le feu d’artifice de la fête nationale.
Depuis plus de soixante-dix ans nous vivons, jour après jour, dans la paix.
Toute une vie sans bombardements.
Et lire paisiblement Max Jacob et Robert Desnos ; l’un meurt en 1944 au camp de Drancy, à 67 ans, quelques heures avant le départ du train pour Auschwitz, l’autre meurt en 1945 au camp de Theresienstadt, à 44 ans.

163.
Cela m’aurait bien plu de rêver de l’aimée au point d’en mouiller mon drap, mais cela n’est jamais arrivé ; après quatre ou cinq pollutions au début de l’adolescence, je n’en ai plus jamais eu ; je ne sais pas pourquoi.

164.
Veuillez noter que le titre de l’ultime livre de Pinget n’est pas « Tâches d’encre » mais « Taches d’encre ».


165.
Comment ils font, eux, presque tous, pour s’installer tout le temps, presque tout le temps, dans la sublimation, mine de rien, je veux dire qu’ils ne commentent même pas qu’ils sont dans la sublimation, ils y sont comme naturellement, alors que rien n’est moins naturel que la sublimation, — mais c’est sans doute moi qui suis un peu taré, parce que la sublimation, j’y arrive pas toujours, et même très rarement, autant dire presque jamais, moi, quant aux choses du corps, j’arrive pas à sublimer, m’élever, spiritualiser, entrer en lévitation, faire comme si de rien n’était, moi, les choses du corps ça me, comment dire, ça me désarçonne, me disturbe profondément, me sidère, quand j’y pense que mon aimée, je l’ai eue nue dans mes bras, que j’ai été dans son corps, que j’ai pénétré son sexe avec mon sexe, ça me paraît si inouï que je tombe dans l’aphasie, ne sais plus quoi dire, mais n’arrive pas non plus à parler d’autre chose, j’arrive pas à sublimer, à métaphoriser, à métaphysiquer, je suis dérangé désemparé démuni déséquilibré détraqué.