jeudi 11 mai 2017

AUTRE LIASSE - chapitre 26 - Autant de vertiges

Notizen, photo L. Sch.



Chapitre 26


1.
Le bureau du grenier, sous la fenêtre dans le toit, est grand et lumineux, deux mètres de long, quatre-vingt centimètres de large, deux plantes, deux lampes, quatre pots (deux en terre cuite, un en métal, un en verre), avec une centaine de stylos feutre et crayons couleur, cinq chevalets (de ma fabrication), quatre où sont posés des livres, un album du Caravage ouvert à la page du sacrifice d’Isaac, un chevalet vide où sera mis le livre à lire, à plusieurs endroits des livres posés, les uns verticalement, les autres horizontalement, en piles, il y a quatre piles à une dizaine d’ouvrages chacune, trois regroupements de livres à la verticale, ‒ et tout autour, dans le grenier, une cinquantaine de hautes étagères où les livres sont placés en ordre alphabétique ou thématique, ‒ les livres disséminés sur le bureau sont en cours de lecture, une cinquantaine, lecture permanente, enchevêtrée, je lis tour à tour cinq à dix pages, rarement plus, ce sont autant de vertiges, ‒ et de temps en temps j’écris.


2.
Donald Hall a 43 ans quand, en 1971, il publie chez Harper & Row son « The Yellow Room, Love Poems » ; quarante-cinq ans plus tard, je commande son livre chez un bouquiniste américain, livre d’occasion, bon marché, qui provient de la bibliothèque du « Antietam Bible College » à Hagertown dans le Maryland, un tampon sur la page titre en fait foi ; sur la même page, une déclaration, tamponnée elle aussi : All the views expressed herein are not necessarily those of BCC.

Recherche faite, le Collège se présente comme suit : Antietam Bible College is to Biblically and academically train and equip born-again believers with skills to rightly divide the Word of God, to effectively communicate the Gospel of Jesus and to make Christ-honoring life application.

Dans une enveloppe collée sur la page de garde arrière se trouve une fiche de prêt : date loaned / borrower’s name ― il n’y a pas de date, pas de nom. Le livre n’a pas été lu ; aucun born-again believer n’a lu ces poèmes d’amour. Je suis le premier lecteur.


3.
Le manomètre vital est un appareil que j’ai conçu sur le modèle du manomètre de Bourdon : un cadran échelonné de 0 à 100, avec une aiguille pivotant à partir du centre.

Ce dispositif sert à mesurer la pression vitale, tonicité physiologique autant que tension psychique, étant entendu que le corps et l’âme sont étroitement unis, groddeckiennement, au contraire de l’archaïque & trompeuse théorie cartésienne.

La valeur quantitative pointée par l’aiguille fait implicitement la synthèse entre le physique et le psychique : il y a, en fait, deux manomètres préalables, en amont, en retrait, mais purement virtuels, (immatériels en quelque sorte, sinon imaginaires) qui mesurent séparément l’âme et le corps, mais on comprendra que ces valeurs hypostasiées n’auraient, si on les connaissait (mais on ne les connaît pas), qu’une pertinence abstraite et purement indicative sans autre intérêt que de produire la synthèse.

L’élément central, crucial, névralgique du dispositif, c’est l’appareil de synthèse hautement sophistiqué, malgré sa taille relativement modeste, c’est là que convergent les informations des manomètres virtuels : millions de micro-données à la seconde, analysées et synthétisées, pour alimenter la mesure et définir la position de l’aiguille.

Pour chaque position actuelle de l’aiguille, on peut activer le bouton rouge d’analyse qui fait apparaître sur l’écran une caractérisation détaillée de l’ensemble des données quantitatives transmuées en analyses & descriptions qualitatives (toute la physiologie, toute la chimie ainsi que toutes les strates & ramifications des états d’âme).

Mon appareil est encore à l’état de prototype, mais il fonctionne, pour le moment rudimentairement ; les valeurs sont prélevées six fois par jour : au réveil, à midi, à 16 h, à 20 h, à 0 h, avant le sommeil.

Plus tard seront élaborées des technologies pour prendre aussi des mesures pendant le sommeil ; pour cela il faudra éventuellement installer un troisième manomètre virtuel.


4.
Orchidée sur la table de travail ― ça met encore du sexe dans ma vie.


5.
Quai de Seine, l’eau du canal étincelait, il y avait soleil, une mouette, nageant sur l’eau, tournait autour de sa copine, qui à côté d’elle flottait, ventre en l’air, noyée, elle la touchait encore et encore du bec, pour la faire ressusciter, mais dans le règne des mouettes, on ne ressuscite pas, la mort c’est la mort, la mouette morte flottera encore un certain temps, il reste de l’air à l’intérieur, puis les molécules se désagrègent, se désorganisent, le cadavre s’appesantira, et la mouette morte, au lieu de s’envoler, finira par sombrer, jusqu’à la vase du fond, où toutes sortes de gluantes vermines vont l’ingurgiter et la digérer, il y aura aussi des poissons charognards qui se feront un plaisir d’empêcher la résurrection de la mouette.

6.
Rassemblement d’une centaine de jeunes gens sur la petite esplanade devant le marché Stalingrad, quelques-uns se mettent en cercle, chantent et dansent, ils sont jeunes, ils sont noirs, à l’exception d’une jeune femme qui a un saxo pendu à son cou, je reste là, au bord du cercle, à les regarder, le climat est un peu gris, et moi aussi, ça ne change rien à leur bonne humeur, une jeune femme m’aborde, black & souriante & très belle, ils font ça, dit-elle, pour le Seigneur, dans la main elle a un paquet d’enveloppes, elle m’en donne une, c’est une lettre pour vous, personnellement, dit-elle, plus tard, à la terrasse du quai de Seine, j’ouvre l’enveloppe, sur laquelle il y a le mot personnel tamponné en rouge, je déplie le feuillet, c’est signé Dieu, page remplie de vingt et une citations bibliques, Ancien et Nouveau Testament : Genèse, Deutéronome, Jérémie, Ecclésiaste, Mathieu, Jean, ainsi que huit fois S. Paul ― et tout cela confirme noir sur blanc l’opinion que j’ai de cette exécrable religion : ce ne sont que menaçantes injonctions d’adhérer à ce Dieu qui a sacrifié son fils pour sauver l’humanité, et me sauver moi aussi, personnellement, mais si je n’écoute pas, je serai condamné pour l’éternité, les jeunes gens qui m’ont soumis ce maléfique papier, sont heureux et joyeux, je ne comprends pas pourquoi, le gourou qui les inspire s’appelle Pasteur N. Pedro, chef de la secte Charisma Eglise Chrétienne, agenouille-toi, sinon tu brûleras éternellement, je replie le feuillet et le remets dans l’enveloppe, et je regarde le soleil étinceler sur le canal.


7.
En 1952, le vol Londres/New York, dans un Lockheed Constellation, durait dix-sept heures.


8.
A l’improviste les premières mesures du concerto pour violon de Mendelssohn, je pleure.


9.
A considérer l’activité manuelle : la plus spécifique spécialisation de mes doigts c’était les lentes errances dans le paysage vulvaire, et jusqu’à la finale descente au fond de la grotte magique ― et la poignante bande originale du son.


10.
Intuition, soudain ce matin, au milieu de l’escalier, que la centrale énergétique à l’intérieur de mon système pourrait flancher ou même tarir, qu’elle ne fournisse plus la force d’être sinon la joie de vivre, et qu’une fatigue dévastatrice s’abatte, me paralyse et m’empêche d’avancer. Et je m’arrêterais : peux plus, veux plus.

Au plus profond il y a déjà la mort à l’œuvre, encore encapsulée, mais en pleine activité, guettant l’instant propice ― son instant pour tout faire sauter.

La mort ne vient pas du dehors ― elle est là, en permanence, dedans.



AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII
inédit


.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire