mercredi 31 août 2016

phrase décisive

Rosenwald Book of Hours, 1533



Vierges heures du matin, on est frais & innocent, rien ne se passe. Lumière & silence. L’esprit est aigu et réceptif. Et les premières pages lues sont assimilées comme du glucose. Les pensées, aussi alarmantes et mortifères soient-elles, sont nourriture et enivrement. Et peu à peu, à force de penser, on devient pensif. Et les syllabes manègent & orbitent. C’est une journée où on sécrétera, peut-être, vielleicht, forse, perhaps, quizá, une phrase décisive. Celle qui se prépare depuis des années. Celle qui va oblitérer toutes les autres. Celle qui balayera toutes les balbutiantes approximations. Celle qui illuminera les angles morts. Celle qui court-circuitera toutes les inutiles divines révélations. Celle qui portera le savoir décisif à incandescence. Phrase dans une syntaxe percutante, imparable, phrase sublime, phrase ultime, tout juste pré-posthume — couronnant & réfutant cinquante ans de vains bavardages…




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mardi 30 août 2016

Nouveaux neuvains, 19

Soulages, peinture, 1985



frêle brin d’herbe
dans le marécage pourri

point d’orgue de silence
au milieu de la cacophonie

liseré de tendresse
en marge de la violence

petit bout de broderie
au bord du vaste linceul

parmi l’horreur la beauté




NOUVEAUX NEUVAINS
vol. 5


inédit


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Nouveaux neuvains, 17

Turner, Landscape, 1835-40




Feldweg Bahnsteig Uferdamm
oder einfach nur Riss am Horizont

immer wieder klarstellen dass man
nicht noch irgendwo hin will

man ist ja schon da von wo aus
abgehen wird die letzte Post

fehlt nur noch die bunte Briefmarke
für den Abschlusszettel

mit Absender & ohne Empfänger



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trottoir sentier jetée
ou seulement brèche à l’horizon

sans cesse à nouveau clarifier
qu’on ne veut pas, encore, aller quelque part

puisqu’on est déjà là à l’endroit
d’où partira le dernier courrier

ne manque plus que le timbre
à oblitérer sur le billet de clôture

avec expéditeur & sans destination

  

NOUVEAUX NEUVAINS
vol. 5
inédit


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lundi 29 août 2016

nouveaux neuvains, 16

dessin Hélène Tyrtoff




dans l’immobile matin d’été
butine l’abeille parmi les pétunias

un invisible corbeau fait entendre
au loin son prémonitoire croassement

je ne sais ce qu’il annonce
lui il sait et ce n’est rien de bon

je suis assis à respirer
en me disant : je sais que je respire

pendant que le destin affine son complot



NOUVEAUX NEUVAINS
vol. 5
inédit



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dimanche 28 août 2016

Les Stances de Naroki - chant cinquième

peinture de Pierre Aleschinski



CHANT CINQUIEME


ce don abandon éperdu
la luisante rosâtre faille
où je m’abîme corps & âme
senteur de varech et de mangue

la vive orchidée de chair
sur laquelle je vais poser
mon regard mes lèvres ma langue
je m’en délecte et abreuve

avec ma douce violence
profaner ton secret trésor
ce que toujours tu dois cacher
tu l’offres jubileusement

désenchevêtrer la broussaille
mettre à nu les vivaces crêtes
pour accéder à l’orifice
d’où suinte l’intime liqueur

sur la fleur vive tout éclose
j’exhale mon souffle tout chaud
sans autrement te toucher
et tu tressailles et frisonnes

j’habiterai pendant trois siècles
comme un prince miraculé
dans la chambre fleurie
de ton fabuleux con de fée




LES STANCES DE NAROKI
élégie octosyllabique en 99 chants
inédit



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vendredi 26 août 2016

les Stances de Naroki - chant quatrième

peinture Pierre Aleschinski


CHANT QUATRIEME

eux ils partent je continue
mes petits vers vont à huit pattes
au matin bonjour le soleil
ça se dit en quelques syllabes

« Per le strade della Vergine »
son journal de la soixantaine
il registre ceux qui sont morts
il marque les noms et les dates

merci de m’accueillir dit-elle
me fait cadeau de son sourire
belle femme qui s’aventure
dans l’antre du vieil ours, aiuto

la deuxième fois en trois jours
qu’elle vient sonner à ma porte
dans son sac : un Ceronetti
non devo innamorarmi

Ceronetti sexagénaire
sur la présence dans sa vie
de Giovanna si tard venue :
per aiutarmi a morire

une Italienne, aiuto
partant elle oublie son briquet
je me l’approprie aussitôt
il me fera petites flammes




LES STANCES DE NAROKI
élégie octosyllabique en 99 chants

inédit




jeudi 25 août 2016

Les Stances de Naroki - chant troisième

Eschweiler, 18 avril 2015



CHANT TROISIÈME

dans le silence de la nuit
les habitants sommeillent et rêvent
une nuit comme toutes les nuits
malheur s’abat en dix secondes

les poutres craquent avec fracas
les murs et les plafonds s’effondrent
cauchemar total en pleine nuit
Amatrice non esiste più

devant décombres de Hambourg
devant feu infernal de Dresde
on compatit mais dit aussi
ihr habt ihn gewollt und gewählt

ma maison était mon abri
mon domicile sur la terre
j’y ai vécu pendant neuf ans
puis le Feu a tout dévasté

ni séisme ni Bombenkrieg
juste une étincelle, des flammes
la poutre ne m’a pas tué
en cendres quinze mille livres

juste pour dire : mieux que d’autres
j’imagine le cauchemar
dans ma cervelle je transporte
les métaphores de la perte





LES STANCES DE NAROKI
élégie octosyllabique en 99 chants
inédit



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mercredi 24 août 2016

PROSERIES - chapitre 88

dessin Ekşioğlu Gürbüz Doğan




Je dis : Je voulais encore te dire, et arrivé au double point que je mets mentalement, pour aménager un instant de pause, ce n’est pas si facile de dire ce que je veux dire, et je reprends mon souffle, et ne dis rien, rien ne sort, l’instant se prolonge, la pause dure,  le double point clignote, et je ne dis rien, aucun mot ne sort, et même si un mot était sorti, tu ne l’aurais pas entendu, puisque tu n’es pas là, et si tu avais été là, je le sais, tu aurais préféré que je ne dise rien, tu appréhendes, je le sais, les mots que je pourrais encore dire, ça t’arrange, même si tu n’es pas là, que je ne dise plus rien, plus tard j’aurais peut-être pu te rapporter ce que je voulais dire et n’ai pas réussi à dire, je t’aurais rapporté des paroles non dites, ce qui est absurde, on peut pas répéter ce qui ne s’est pas dit, ces paroles inexistantes m’appesantissent la système, spectres de paroles, si je mourais, là, je les emmènerais dans le cercueil, puis elles se décomposeraient avec moi, et tu ne sauras jamais quelles étaient les dernières paroles que je voulais encore te dire, mais tu diras sans doute : je t’ai assez entendu.


PROSERIES
chapitre quatre-vingt-huitième
inédit



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Les Stances de Naroki - chant deuxième

peinture de Pierre Aleschinski


CHANT DEUXIEME

rudement ruer dans brancards
annuler rênes et licol
pour la chevauchée lunatique
raturer reine et alcôve

testicules de Novalis
distillent bleu toujours plus bleu
poussière dorée dans la nuit
comme autant d’étoiles pucelles

flaques noires où se pencher
miroirs qui ne reflètent rien
sinon ton ultime grimace
d’automate cadavérique

la fée trophée est vendue
pour rien dans de louches enchères
tu perds tout et gagnes le clou
qui te perce jusqu’au trognon

mais il y a les tutélaires
qui rappliquent de toutes parts
lançant leurs poétiques bourdes
tu ris tu pleures tout est bien

tant de beaux mots à dédorer
tant de gros mots à recycler
faut les placer dans la syntaxe
comme la pine dans le con


LES STANCES DE NAROKI
élégie octosyllabique en 99 chants

inédit


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mardi 23 août 2016

LES STANCES DE NAROKI - premier chant

peinture Pierre Aleschinski


PREMIER CHANT

un pied en Mésopotamie
héron cendré emblématique
et un clin d’œil à Zukovski
hail to thee my Kapellmeister

tu tapes sur le tronc du chêne
va-t-il te faire un violon
sonnera-t-il une chaconne
écoute-moi ces apostilles

volutes de la cigarette
la Camel ou bien la Maya
que je te damne ou te donne
ma dernière goutte de foutre

les vingt-quatre préludes & fugues
avec deux mains dûment gantées
une démence arithmétique
et un fredon tout lancinant

maintenant veuvage m’a pris
je vais m’appliquer à compter
les syllabes au bout de mes doigts
l’élégie de l’inconsolé

une mélancolie de veau
orgues de Staline répondent
mein Wams, sag mir, wo ist mein Wams 
vers l’abattoir cela méandre


LES STANCES DE NAROKI
élégie octosyllabique


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AUTRE LIASSE, chap. 7 - Un gouffre d'horreurs




CHAPITRE 7



 1.
Dans « Steppenwolf » : allumer la radio, pour apprendre, dit Harry, qu’aujourd’hui encore il n’y a pas eu déclaration de guerre, ni autre catastrophe majeure, inondation ou tremblement de terre.

2.
Les poètes tang, dont on apprécie la subtile & sereine sensibilité, vivaient à une époque de désastres, guerres civiles, massacres, famine, misère.

3.
Tolstoï dans le hangar renverse la servante et la spermatise, il s’en veut, mais c’est plus fort que lui.

4.
Sans cesse retourner aux choses du passé, les décennies, les siècles, les millénaires, est-ce par besoin ou par devoir ? Plaisir d’apprendre, mais aussi douleur de savoir. Parce que l’histoire est, aussi & surtout, un gouffre d’horreurs.

5.
Pendant que je suis assis sur ma terrasse fleurie, à lire des poèmes chinois, là-bas en Turquie un adolescent kamikaze se fait sauter et entraîne dans la mort cinquante invités d’un mariage, et en blesse une centaine d’autres.
Autrefois aussi il y avait des tremblements de terre et des inondations, des famines et des massacres, mais on ne le savait pas, ou la nouvelle mettait des semaines & des mois à circuler, et atterrissait finalement atténuée, aseptisée et inactuelle. Aujourd’hui la nouvelle est instantanée, indépendamment de toute distance. La mare de sang souille le tapis de ton salon.

6.
Comprendre, mais on ne comprend pas : la guerre c’est tuer. Tuer le plus d’ennemis possible.

7.
Mes pensées, presque toutes, ne sont qu’amorce de pensée. C’est plus tard & plus loin que je me mettrai pour de bon à penser. Je ne suis qu’un pensateur.

8.
Etudier l’histoire, passer en revue les documents du passé, récits et images : est-ce ainsi que les hommes vivent… ?
N’est-ce pas juste pour savoir, prendre conscience qu’on y a échappé, que pour le moment on y échappe.
Juste faire le constat de son bien-être, son confort, son inconscience, sa chance, sa frivolité, son privilège.
Faire partie de la petite élite des réchappés.
Notre bien-être : parenthèse dans l’universelle noirceur.

9.
Tolstoï ne pouvait pas imaginer qu’un jour on pourrait contempler à loisir et longuement, en gros plan & en détail comment la tige d’homme va et vient et va et vient dans fente de femme.

10.
Définition du bonheur : j’ai pas faim, j’ai pas mal.


AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII

inédit



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