mardi 8 décembre 2015

ruine de parole

peinture de Pierre Aleschinski


chapitre XLVII

 

1.

Les bienheureux au paradis, disent les théologiens, sont bien plus heureux encore quand ils contemplent la souffrance des damnés en enfer.

Les vivants se sentent bien plus vivants encore quand ils se représentent la décomposition du cadavre.

 

2.

Alles Salzwasser ist noch nicht ausgetränt.

 

3.

Par hasard je retrouve, chez Maurice Blanchot dans « L’Écriture du désastre », le passage qui en 1993 m’avait fourni le titre de mon livre « Ruine de parole » : Quand tout est dit, ce qui reste à dire est le désastre, ruine de parole, défaillance par l'écriture, rumeur qui murmure : ce qui reste sans reste (le fragmentaire).

 

4.

Un jour, je me souviens, avec mon aimée, nous avions parlé de ça, de la vermine des cadavres, et j’avais mentionné « L’Enfer » d’Henri Barbusse, nous étions vivants, elle & moi, nous avions des moments heureux, nous faisions l’amour.

 

5.

Sur plusieurs pages dans « L’Enfer » (1908), Barbusse évoque les escouades successives d’insectes qui s’activent sur la chair en décomposition, pages sidérantes mais fascinantes aussi par la précision clinique des descriptions.

Pour son chapitre sur les travailleurs de la mort, il s’est sans doute documenté dans un ouvrage scientifique qui avait paru une quinzaine d’années auparavant : « La Faune des cadavres », de Jean-Pierre Mégnin, colonel-vétérinaire dans l’armée française et spécialiste des maladies parasitaires, des acariens et des insectes hématophages.

 

6.

On avait toujours pensé que la vermine dans les cadavres pourrissants apparaissait par génération spontanée, mais déjà chez Virgile on trouve l’idée que les vermisseaux proviennent de la ponte d’œufs par des insectes ; le poète latin ne parlait pas de mouches, selon lui c’étaient des abeilles et il pensait que celles qui naissent des entrailles corrompues d’un taureau sont plus dociles et plus travailleuses que celles qui naissent dans les entrailles du lion.

 

7.

Barbusse meurt à Moscou le 30 août 1935, à 62 ans ; la même année sort son livre d’éloge du stalinisme « Staline. Un monde nouveau vu à travers un homme ». Sur la dernière page de son ouvrage, il écrit : C'est le vrai guide — celui dont les ouvriers riaient de constater qu'il était tellement à la fois le maître et le camarade, c'est le frère paternel qui s'est réellement penché sur tous.

Un an plus tard, en août 1936, commencent les sanglants procès de Moscou.

En 1932-33, le génocide par famine en Ukraine avait fait entre 3 et 7 millions de victimes.

On pense que Barbusse a été empoisonné sur ordre de Staline.

 

8.

Le vers de Virgile que je préfère : Sunt lacrima rerum et mentem mortalia tangunt,  Énéide, I, 460, [ce n’est pas vraiment traduisible, sauf en diluant et lénifiant — littéralement cela donne quelque chose (d’indigeste) comme : il y a larmes (inhérentes) aux choses et tout ce qui est mortel atteint / touche / émeut l’esprit].

 

9.

Chez un bouquiniste j’ai retrouvé « L’Enfer » dans l’ancienne édition Livre de poche, début années soixante, du temps où sur les couvertures il y avait d’expressionnistes dessins à la gouache. Je rachète. Je relis.

 

10.

Essayant de le dire de la façon la moins larmoyante possible : Presque tout le temps en moi ça pleure.

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS    





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