samedi 12 décembre 2015

les mots (écrits) et les paroles (dites)

Arnold Böcklin, Die Toteninsel, 1883



chapitre XLIX

 1.

Bientôt je serai au pays des agapanthes et de Philida.

 

2.

Liezi mangeait au bord d’une route au cours d’un voyage et vit un crâne de cent ans. Il arracha une petite branche qu’il pointa vers le crâne : « Qui, à part toi et moi, sait que tu n’es pas mort et n’es jamais né ? Es-tu vraiment malheureux ? Suis-je vraiment heureux ? » — Tchouang Tseu, XVIII, 6

 

3.

L’amant qui n’est plus aimé n’est plus rien — élémentaire leçon de métaphysique.

 

4.

Lire, ce n’est peut-être que ça : ouvrir un livre et se laisser surprendre. C’est la nuit, tard, trop tard, je me résous enfin à aller me coucher, j’ai repoussé le moment d’aller dormir, par manque d’énergie, ployant sous le poids de la tristesse, à côté de l’escalier qui monte à ma chambre, se trouve une étagère avec des livres, je m’arrête un instant, mon regard soudain tombe sur un livre, je tends la main, prends le livre, l’ouvre, et lis un petit alinéa dans le XVIIIe chapitre du Tchouang Tseu, mon cœur autant que mon esprit se mettent à sautiller, je vais à ma table de travail, et sur mon clavier transpose les mots du livre sur la page que je suis en train d’écrire.

 

5.

Tous les je t’aime sont tombés dans la trappe, caveau dans le noir où gisent les mots (écrits) et les paroles (dites), sépulture où je retourne parfois me recueillir, c’est un lieu entouré d’immenses cyprès noirs figés, on pourra me voir  naviguer comme le spectre de la « Toteninsel » de Böcklin.

 

6.

Souvent je m’entretiens avec Lu Yu, lui raconte par bribes ce que j’ai vécu, je lui parle de mon aimée, c’est une sorte de roman que je ne peux raconter à personne d’autre — mosaïque éclatée illisible indéchiffrable, mais toutes les pièces y sont, livre disséminé dans le livre.

 

7.

Comment cet été-là nous roulions à travers Villefranche, de feu rouge en feu rouge, — et elle dormait à côté de moi, infiniment précieuse cargaison.

 

8.

Quand je prononçais ma devant et avec son prénom, ça donnait le plus beau son du monde.

 

9.

Souvent dans mes songes je refais ce trajet à travers Villefranche, c’était dans une autre vie, j’étais un autre homme, altr’uom da qual ch’i’ sono, comme disait Pétrarque dans le premier sonnet du « Canzoniere ». Je gis dans mon caveau et les images reviennent, et le gisant sourit, se souvient du sourire quand elle lui souriait, le gisant aura connu cela, ce sourire. Elle avait dit, elle avait écrit : Je t’aime, et même plusieurs fois, je m’en souviens : Je t’aime tellement. L’autre homme que je suis devenu est toujours l’homme à qui elle a dit ça. L’hiver est venu, la porte est fermée, suis-je heureux ou malheureux, je ne sais. J’ai connu la joie, elle continue à irradier.  J’ai connu les plus tendres, les plus véhéments assouvissements. Et c’est assez.

 

10.

Le vieil hôte de ce monde est paresseux pour les cent affaires, / joyeux, la porte fermée, je passe cet hiver, écrit Lu Yu dans un quatrain en 1195, il a 70 ans.

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS   


  

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire