jeudi 3 décembre 2015

le sonnet du pauvre

peinture de Pierre Aleschinski


chapitre XLVI

 

1.

On ne sait rien de la chasteté de Laure de Noves, épouse du comte Hugues de Sade. On ne sait pas ce qu’elle pensait des sonnets de Pétrarque.

 

2.

Je me souviens de la tartelette aux framboises, elle croquait la tartelette aux framboises, assise sur le banc devant la maison, dans sa petite robe d’été, relevant haut une jambe, pied posé sur le bord du banc, elle me regardait en souriant, elle n’avait pas mis de culotte, et me regardait regarder ravi sa jolie toison exhibée.

 

3.

Je rêve ton admiration comme une volupté, cette pensée est mon petit bagage de route, et je la passe sur mon cerveau en sueur comme une chemise blanche. — Gustave Flaubert, lettre du 29-30 janvier 1855 à Louise Colet

 

4.

Quand il parlait de son chagrin, il avait l’air tellement désarmé, démuni, paumé; on l’écoutait, bien sûr, et on avait envie de ricaner un peu mais on ne ricanait pas.

 

5.

Son chagrin ? Le chagrin, rien que le mot, a déjà quelque chose de ridicule, de lamentable.

 

6.

Dans les dizaines de poèmes que j’ai faits pour elle, il y en avait deux ou trois qui l’ont touchée. Quand elle sera bien vieille, le soir, à la chandelle, elle les relira — peut-être.

 

7.

Les poètes sont heureux ; on se soulage dans un sonnet ! mais les malheureux prosateurs, comme moi, sont obligés de tout rentrer. Pour dire quelque chose d’eux-mêmes, il leur faut des volumes et le cadre, l’occasion ; s’ils ont du goût, ils s’en abstiennent même, car c’est là ce qu’il y a de moins fort, au monde, parler de soi. — Gustave Flaubert, lettre du 29-30 janvier 1855 à Louise Colet

 

8.

Le neuvain, à peine rythmé et sans rime, c’est le sonnet du pauvre, et j’en ai pauvrement & primesautièrement écrit trois cents en trois ans et en trois livres — mes graffitis pour la collection ‘graphiti’ que j’appelais en sous-titre « Petites parleries au fil des jours ».

 

9.

Ma parlerie de soi. Et ce n’est pas du pétrarquisme, puisque l’amant dont il est question est un amant heureux, un amant comblé. Ne gémit pas dans le manque mais jubile dans la plénitude. Ne conjure pas la chasteté mais fait l’éloge de la volupté.

Et la destinataire de mes troubadoureries était tour à tour attendrie ou énervée ; parfois elle se moquait : exigeante pour ce qui est de la chose écrite, elle trouvait son poète souvent un peu mièvre & naïf. Plus tard elle trouvera que le chagrin me convient mieux, elle dira : Qu’est-ce que tu écris bien quand tu es malheureux.

 

10.

Quand je pense que pour elle tout cela est froid maintenant, tout transi, gélifié, frigidifié, au fond d’un horrible congélateur, au fond de la plus profonde faille du plus glacé glacier de Patagonie, quand je pense qu’aucune douceur que je pourrais encore évoquer ne va l’attendrir et la faire frissonner, je ne vais donc rien évoquer, aucune douceur, parce que rien que le mot douceur évoquerait la tiédeur de la peau, l’incomparable douce tiédeur de la peau, et ses frissons quand je touchais sa peau, parfois le plus aérien effleurement de sa peau la faisait exhaler une toute tendre presque inaudible plainte, quand je pense aux centaines de lettres & billets que j’ai écrits, en vers et en prose, émotions à vif, bribes touchantes attendrissantes pathétiques naïves sublimes triviales poétiques prosaïques potaches lubriques souriantes déchirantes érudites banales, et ontologiques aussi, je veux dire : sur l’existence à nu, sur le sens de la vie, et je la mettais au centre de mon existence, et j’essayais de formuler tout cela, spontanément, sans réfléchir, puisant dans le réservoir de tous les lexiques, avec jubilation, et le besoin éperdu de lui exprimer ce qu’elle m’inspirait, et tant de bribes désireuses, la sidération de son regard, la magie de sa peau, l’ensorcellement de son sexe, innombrables tournures, et tant de superlatifs ressassés, sur l’expérience inouïe de l’assouvissement, puis elle jeta tout ça dans la plus profonde faille d’un glacier de Patagonie, je dis ça comme ça pour faire poétique, en fait, elle poussa juste le bouton delete.

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS    





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire