mardi 29 septembre 2015

si près de toi, trop près

Jérôme Bosch, Le Jardin des Délices, 1500



chapitre XXXI

1.
Dans toute histoire d’amour il y a toutes les histoires d’amour, bien qu’aucune histoire d’amour ne ressemble à une autre histoire d’amour, et si on fait l’inventaire des histoires d’amour, on constate qu’il n’y en a que très peu, parmi toutes les histoires, il y en a très peu d’amour, les histoires d’amour sont dans les livres, et tout est menti, mais ce sont des mensonges plus vrais que la vérité, la vie n’est jamais vraie, seule la mort, pour toujours, est vraie, seul l’amour, pour quelques moments, est vrai, après leur séparation Werther et Lotte se revoient une seule fois, Lotte avait dit : trotzdem werden die beiden immer zusammenbleiben [et pourtant ces deux-là resteront toujours ensemble], elle dit ça dans un roman, et à propos d’un roman, et c’est pour cela que c’est vrai. [texte retrouvé]

2.
Quand on roulait dans le train, dehors, devant la vitre, cette régulière ondulation des fils électriques, d’un poteau à l’autre.

3.
Récurrente tentation de m’amuser à des amertumeries ; me faire du bien en me faisant mal.

4.
Thomas Mann en 1951 dans son exil à Pacific Palisades, se plaint dans son journal de la complète et inhabituelle défaillance de sa puissance génitale (vollständiges und ungewohntes Versagen), puis il ajoute : comme, en l’absence d’une complète érection, je refuse de me masturber, la fin de ma vie physique sexuelle semble arrivée. Il a 76 ans.

5.
Quand le sujet triste dort et dort et dort, dort la nuit puis dort le jour, retourne dormir quatre cinq fois par jour, et, ayant dormi, est toujours triste, c’est une bien mauvaise tristesse. Leonid Krankov, « Études cliniques sur les sentiments de base, IVe chapitre », Saint-Pétersbourg, 1909

6.
La dyade des amants, dans une mythique bulle, comme celle fantasmée par Bosch dans son Jardin des délices, la dyade des amants enlacés dans la nuit, la plus véhémente utopie existentielle, je suis venu près de toi, très près, trop près, dans une proximité transgressive inouïe, je suis allé en toi, dans toi, et la mythique bulle a éliminé le reste de l’univers au point que, parmi tout ce qui est, il n’y a plus que ces deux amants dans leur élémentaire fragile nudité d’âme et de corps, dans la nuit immémoriale, pour quelques instants, une fugace étincelle, le temps d’un balbutiement qui profère la plus banale des paroles, je t’aime, et la bulle tôt ou tard ne pourra qu’éclater, les amants sont ailleurs, les amants sont nulle part. [texte retrouvé]

7.
La dyade des amants, comme utopie existentielle, cela avait pendant quelques moments trouvé son expression, sur les feuillets griffonnés par l’amante, assise sur un banc face à la mer, quelques moments de vérité, quelques moments d’irréalité, une hiérophanie de l’absolu, après un certain temps, quelques heures, quelques jours, quelques semaines, peut-être quelques mois, entre le moment du griffonnage et le moment de la publication, après une brève éternité, cet absolu s’est effrité dissous désintégré, il n’en reste rien sauf les mots qui le disent, les mots restent intacts étincelants dans le noir de la nuit, et à cause de ces mots, noir sur blanc, je sais que je n’ai pas halluciné. [texte retrouvé]

8.
Parfois, feuilletant dans d’anciens carnets, je retrouve des textes, qui me surprennent, m’étonnent, je veux dire : ça me surprend & m’étonne que je les ai écrits, bribes éparpillées sur des milliers de pages dans les cahiers que le Feu a épargnés, et il a épargné moins de cinq pourcents de ce que j’ai jamais écrit.

Tout ce que j’ai écrit entre 1954 et 2004 a été détruit. Mais sur les dix dernières années, une grande partie de mes manuscrits a été sauvée.

Ce sont des manuscrits tout à fait fatrassiers, toutes les dix ou vingt pages une phrase ou un alinéa à sauver.

9.
Petit matin d’une journée qui s’annonce radieuse, infinie bienveillance du soleil, la journée est encore toute jeune, il ne s’est encore rien passé, et tout peut encore arriver, et je prends la résolution de mieux gérer ma tristesse et la cruciale question des souvenirs qui font si mal, et je lis dans Rilke une note de mars 1899 : Cultiver l’oubli comme consolation et songe, c’est une sorte de lassitude et de reniement de la vie [eine Art Ermüdung und Lebensverleugnung]. Ce que je peux oublier, je ne l’ai jamais vécu. Mon bonheur est mon or, et qui est si riche qu’il puisse oublier son malheur ?

10.
Parfois j’écris des choses émouvantes, si émouvantes, qu’elles n’émeuvent que moi.

LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

inédit



.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire