vendredi 11 septembre 2015

n'y a qu'à cheminer

Léon Spillaert, La porte ouverte, 1945



chapitre XX

1.
Le kaléidoscope fulgurant d’images-souvenirs que voit, dit-on, le noyé juste avant de mourir.

2.
On laisse derrière soi ruines, gravats & brisures, et on va, hay que caminar, n’y qu’à cheminer, zigzaguant jusqu’à la ruine ultime.

3.
Séisme dans l’âme, provoqué par l’irruption, sur une page lue, d’un nom de lieu, une ville, une place, un quartier et je décroche de ma lecture. Et l’écharde du souvenir soudain jailli vibre au plus vif de la mémoire qui se met à saigner. Souvenir inoubliable, inoublié.
Soudain c’est là de nouveau, présence vive du passé, vertige devant le gouffre du temps, et profonde mélancolie. Mais prise de conscience aussi : je suis celui qui a vécu cela, je suis ce que j’ai été, ma vie est ce que j’ai vécu.

4.
Moments privilégiés, dans la solitude ou dans le partage ; moments où on n’a été témoin que de soi, moments aussi où on a été témoin l’un de l’autre.
Moments d’un amour. Ce qu’on a vécu, en cet endroit-là, avec une femme et maintenant le souvenir du partage n’est plus partagé, la femme est loin, hors d’atteinte, ou elle est morte, ou elle ne t’aime plus, ne veut plus de toi.
Tu voudrais lui dire : Tu te souviens ? Mais elle n’est pas là, ne peut pas, ne veut pas entendre ta naïve sentimentale question, et tu ne sauras pas de quoi elle se souvient, tu ne sauras pas si elle se souvient, tu ne sauras pas si elle a envie de se souvenir, tu ne sauras pas si tu n’es pas seul à être heureux de ce qui s’est passé entre vous autrefois.
Ne pas savoir, ne plus savoir ce que l’autre, auquel on tient, pense & sent, c’est le stade où la solitude n’est plus que stérile & muette douleur.

5.
Qui suis-je ? Rien par moi-même. Je suis ce que les autres m’ont fait être. Truisme, je sais, mais je tiens à marquer ça comme ça.

6.
Je lis une étude sur le Jugement dernier dans l’art médiéval, quand soudain je tombe sur le mot Cluny.

7.
Bonheur & privilège des vieux couples : Tu te souviens… ? Tu te souviens… ? Et ils échangent leurs souvenirs communs, et ils soupirent, et ils sourient, et leurs visages tout ridés sont beaux.

8.
Chez nos amis québécois, c’est la machine à café qui est brisée, chez nous c’est le cœur.

9.
Je me souviens qu’un jour, attablé à une terrasse à Genève, je griffonnais dans mon carnet : nous ne vieillirons pas ensemble.

10
Elle se blottit, nue sous la couette, contre l’amant et, les yeux mouillés, murmure : de ceci je me souviendrai toujours, scène qui se passe au VIIIe siècle au Sichuan, c’est dans un quatrain heptasyllabique de Sikong Yingwu.


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

inédit




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