vendredi 25 septembre 2015

c'est écrit comme ça

agapanthe hors saison - photo L. Sch.


chapitre XXVIII

1.

Aux mots on va demander ce qu’ils savent. On demande à rencontrer ce que cela signifie. Et tout un réseau de significations se met à vibrer, attirance attachement appétence aimantation convoitise désir envoûtement fascination séduction passion possession fusion conjonction accouplement copulation pénétration — puis ces mots demandent à être mis en syntaxe.


2.

Entre cet homme vieillissant et cette femme jeune se passe une histoire unique & belle.

Elle était venue vers lui, parce qu’elle l’avait lu, le comparant à tant d’autres, elle l’avait élu, lui, intriguée, attirée, et elle le lui fit savoir. Elle l’a rencontré avant de le rencontrer.

C’est sans doute à cause de lui et à travers lui qu’elle devient à son tour écrivain.


3.

Dans cette nouvelle, cette autre maison, comme je l’avais fait il y a neuf ans dans une autre nouvelle maison, où aussi les murs blancs étaient nus & vides, où aussi il fallait que je mette mes marques, transformer un lieu tibétainement dépouillé en demeure toute mienne, mettre images par dizaines, centaines, barioler les murs, centaines de facettes pour un autoportrait éclaté & bribaire, peintures dessins partitions portraits, ce qui m’importe est les images, disait Scutenaire, complice en iconolâtrie, dans cette nouvelle, cette autre maison, celle sans doute, me dis-je, qui sera ma dernière demeure, au cas où je mourrai at home, ma maison, je le sais, ne protège de rien, habiter c’est un verbe à la fois rassurant & terrifiant, faut tout le temps exorciser, quand je dis ceci est maintenant ma nouvelle maison, je ne suis pas dupe, je suis tout à fait conscient que je suis dans le passage, le transit & la transgression, que l’emploi du pronom possessif est une agression, une provocation du destin, ma maison où il n’y a personne d’autre que moi, ma maison qui abrite ma quotidienne & permanente solitude, ma maison témoin de mes titubantes déambulations, de mes balbutiants soliloques, dans cette nouvelle, cette autre maison, comme dans l’autre nouvelle maison, il y a neuf ans, dans cette maison encore toute vide & vierge, la première image que j’ai clouée au mur était un portrait de Thomas Bernhard, sa poignante effigie peu de temps avant sa mort.


4.

Marie de Gournay découvre les « Essais » en 1584, elle a dix-neuf ans, elle est subjuguée, elle n’avait jamais rien lu de pareil. Elle écrira : Montaigne écrit ceci, Jupiter l’a dicté.
Quatre années plus tard, en été 1588, Montaigne vient la voir, chez elle, à Gournay sur Aronde, en Picardie, non loin de Compiègne ; il revient de Paris, où règne le chaos de la révolte contre le roi ; il se relève d’une grave affection qui a failli l’emporter. Dans ses bagages, il amène la toute nouvelle édition, en trois livres, des « Essais », publiée chez Abel l’Angelier, imprimeur-libraire à Paris.

Il passe quelques semaines chez elle, ils relisent ensemble le nouveau texte, discutent, corrigent, annotent ce volume qu’on appellera « L’exemplaire de Bordeaux ».

A l’automne Montaigne retourne en Aquitaine. Ils ne se reverront plus. Montaigne meurt le 13 septembre 1592, à l’âge de 59 ans — elle en a vingt-cinq.

Marie n’apprendra sa mort qu’au printemps 1593, avec six mois de retard.

Deux ans plus tard, en 1595, elle sera l’éditrice de l’édition posthume des « Essais », celle qui jusqu’aujourd’hui fait foi, établie d’après les milliers de corrections et d’ajouts que le maître avait inscrits dans « L’exemplaire de Bordeaux ».


5.

Quand il demandait : Pour qui écrire ? (II, 7) elle répondait : Pour moi, que pour moi.


6.

Je veux prendre Jouve, il n’est pas là, je ne le trouve pas. Jouve doit être dans les rescapés, ils sont là, les rescapés, disséminés par centaines dans un désordre indescriptible, alignés sur de nouvelles étagères qui sentent bon l’épicéa.

Je voulais relire son texte sur Alice, peinte par Balthus. Debout, moitié nue, elle peigne ses cheveux, un pied posé haut sur une chaise, cela lui ouvre les jambes.

Jouve écrivait : elle démontre son sexe.

Je lisais Jouve à Paris, en 1967, tout ce que j’ai écrit à Paris, milliers de feuillets, a été détruit, je ne sais plus ce que j’écrivais sur Jouve.


7.

Elle écrit : lorsqu’il me louait, je le possédais. (Préface aux « Essais », 1595)

Il écrit : Je ne regarde plus qu'elle au monde.

Il écrit : J'ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'esperance que j'ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance: et certes aymée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraitte et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre estre. (…)
Le jugement qu'elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m'ayma et me desira long temps sur la seule estime qu'elle en print de moy, avant m'avoir veu, c'est un accident de tres-digne consideration. — « Essais », livre II, chap. 7


8.

C’est une variante. Parce que c’était lui, parce que c’était elle. C’est écrit comme ça.


9.

L’immense chagrin qu’il soit parti, elle le transforma en vingt pages éblouissantes : la Préface à son édition des « Essais » de 1595.


10.

L’agapanthe, arrêtée depuis plus de six semaines, refait encore, soudain, une fleur, comme si elle ne pouvait pas se résoudre que c’est fini.


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

inédit




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