mercredi 30 septembre 2015

mourir, oui, mais pas conclure

Stig Dagerman 1923-1954




chapitre XXXII



1.
Le rituel suppliciaire, en Arabie saoudite, repose sur la décapitation publique au sabre par l’exécuteur vêtu blanc que protège un cordon armé. Il y a foule de spectateurs. Le condamné est à genoux, parfois étendu au sol, parfois les yeux bandés. Le crime pénal accompli, suit la levée du cadavre par une ambulance. Dans certains cas la sentence stipule que le corps supplicié soit ensuite crucifié et exposé publiquement jusqu’au pourrissement.

2.
Le seuil de rupture entre l’horizontalité de la mélancolie et la verticalité de la tristesse est en règle générale aisément décelable: dans la mélancolie on flotte, dans la tristesse on tombe. Leonid Krankov, « Études cliniques sur les sentiments de base, IVe chapitre », Saint-Pétersbourg, 1909

3.
Depuis le début de cette année, en neuf mois, l’Arabie saoudite a mis en scène 110 décapitations en place publique. Elle vient d’embaucher huit nouveaux bourreaux ; dans le royaume wahhabite, le bourreau a le statut de « personnel religieux ».

4.
Que faites-vous ? Rien. Je laisse la vie pleuvoir sur moi. Rahel L. Varnhagen dans son journal, à Berlin en 1810

5.
Je n’ai pas halluciné, j’ai touché à l’absolu, j’ai été touché par l’absolu, dans ton regard à toi, dans ton corps à toi, dans tes mots à toi, mais c’était trop de hauteur, plus tard l’amante a trouvé ces autres mots, des contre-mots (empruntés à Solange de Montmorency) : on ne peut pas vivre sur l’Himalaya, mais nous aurons connu cela : l’ivresse de l’impossible hauteur, et cela reste dans ma vie, indélébilement, — entaille qui ouvre un abîme jusqu’au centre de mon être, béance vive & sanglante, plaie vibrante qui ne se refermera jamais, et en m’adressant encore & toujours à l’aimée, j’emploie le tu qui me tue, le tu de la proximité d’antan, le tu de la mythique dyade, le tu absolu. [texte retrouvé]

6.
FRAGMENTOLOGIE — Les  pensées ne nous viennent guère de façon ordonnée, elles arrivent au gré des moments, des humeurs, des états d’âme. Images, intuitions, bribes approximatives, idées en voie d’élaboration, diamants et scories, réminiscences, hallucinations, un vrac confus, éphémère et provisoire.

Quand nous voulons mettre ces fragments dans un ouvrage, il y a deux principales manières de le faire : les placer dans le désordre, comme elles sont venues, ou les classer et ajuster pour les placer dans une certaine suite ordonnée.

Aristote construisait ses traités philosophiques et scientifiques en ordonnant ses pensées en un système construit et cohérent. Cicéron fignolait ses discours, c’étaient des plaidoyers ou des suites d’arguments philosophiques, fallait pas perdre le fil. Les scholastiques au Moyen Âge, eux aussi structuraient leurs traités, le plus souvent avec des chiffres et des subdivisions sophistiquées, une architecture d’arguments, cathédrales de langage. Et ainsi de suite pour nombre de grands penseurs, de Descartes à Spinoza, de Kant à Hegel : ce sont des constructeurs de systèmes, des bâtisseurs d’édifices inébranlables  Effort d’ordre et de monumentalité.

Mais ce n’est pas la seule manière de faire des livres.

Dès l’antiquité, la façon non ordonnée d’écrire a eu sa tradition ; elle a été pratiquée par Sénèque dans les « Lettres à Lucilius » et par Plutarque dans ses opuscules moraux. Ils écrivent, disait Montaigne, à pieces decousues c’étaient ses deux auteurs favoris.

Et c’était aussi sa manière à lui d’écrire : pour moy (…) les ordonnances logiciennes et Aristoteliciennes ne sont pas à propos (« Essais, III, 10), ou encore : je prononce ma sentence [= ce que j’ai à dire] par articles décousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et d’un bloc (III, 13). En d’autres termes : J’ai besoin de mes méandres, mes interruptions, mes suspensions, mes tâtonnements, me demandant tout le temps : mais comment dire ? — et jamais je n’aurai fait le tour des choses.

Mourir, oui, mais pas clore, pas conclure.

7.
A propos de l’agencement de ses « Critiques et Portraits », Sainte-Beuve écrit, très montaigniennement : Le véritable ordre est celui dans lequel je les ai écrits, selon mon émotion et mon caprice, et toujours dans la nuance particulière où j’étais moi-même dans le moment (dans une lettre à Chaudes-Aigues).

8.
Madame de Sévigné avait pour maxime : Glisser sur les pensées. S’est-elle souvenue de Montaigne qui avait écrit : Il fault légierement couler le monde et le glisser, non pas l’enfoncer (III, 10). Et Sainte-Beuve de commenter : Voilà proprement des mots de Montaigne que lui seul a pu dire de cette sorte en français (annotation que le lundiste fait dans la marge de son exemplaire des « Essais »).

9.
Le solitaire est celui qui n’est pas touché, il y a toujours eu des solitaires qui ont choisi la solitude et l’isolement, par vœu de n’être pas touché, ou par phobie, ou par besoin d’une récompense dans l’au-delà, je n’ai aucune envie d’aucune récompense dans aucun au-delà, ma vie est sur terre, ma mort est sur terre où j’ai connu l’inestimable privilège d’être touché, sur terre où j’ai eu une aimée qui me touchait et que je touchais, elle disait : nos peaux sont compatibles, pour expliquer la félicité inouïe que nous ressentions à nous toucher, je caressais sa peau, je léchais sa vulve, je pénétrais son sexe avec mon sexe, plus tard je suis redevenu solitaire, malgré moi, elle m’a relégué dans la solitude en me quittant, elle dit qu’elle m’aimait toujours mais qu’il ne fallait plus que nous nous touchions, je pense qu’elle est solitaire maintenant elle aussi, je pense que la vie finira par nous précipiter dans le gouffre, je pense que nous avons vécu le plus grand bonheur qu’on puisse vivre : nous toucher. [texte retrouvé, Carnet de Cape Town]

10.
Avant de sombrer dans le silence, puis le suicide, Stig Dagerman avait encore écrit un dernier livre : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », dix pages — à relire toutes les six semaines, aussi l’ai-je relu ce matin sous le ciel tout bleu.

LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

inédit




mardi 29 septembre 2015

si près de toi, trop près

Jérôme Bosch, Le Jardin des Délices, 1500



chapitre XXXI

1.
Dans toute histoire d’amour il y a toutes les histoires d’amour, bien qu’aucune histoire d’amour ne ressemble à une autre histoire d’amour, et si on fait l’inventaire des histoires d’amour, on constate qu’il n’y en a que très peu, parmi toutes les histoires, il y en a très peu d’amour, les histoires d’amour sont dans les livres, et tout est menti, mais ce sont des mensonges plus vrais que la vérité, la vie n’est jamais vraie, seule la mort, pour toujours, est vraie, seul l’amour, pour quelques moments, est vrai, après leur séparation Werther et Lotte se revoient une seule fois, Lotte avait dit : trotzdem werden die beiden immer zusammenbleiben [et pourtant ces deux-là resteront toujours ensemble], elle dit ça dans un roman, et à propos d’un roman, et c’est pour cela que c’est vrai. [texte retrouvé]

2.
Quand on roulait dans le train, dehors, devant la vitre, cette régulière ondulation des fils électriques, d’un poteau à l’autre.

3.
Récurrente tentation de m’amuser à des amertumeries ; me faire du bien en me faisant mal.

4.
Thomas Mann en 1951 dans son exil à Pacific Palisades, se plaint dans son journal de la complète et inhabituelle défaillance de sa puissance génitale (vollständiges und ungewohntes Versagen), puis il ajoute : comme, en l’absence d’une complète érection, je refuse de me masturber, la fin de ma vie physique sexuelle semble arrivée. Il a 76 ans.

5.
Quand le sujet triste dort et dort et dort, dort la nuit puis dort le jour, retourne dormir quatre cinq fois par jour, et, ayant dormi, est toujours triste, c’est une bien mauvaise tristesse. Leonid Krankov, « Études cliniques sur les sentiments de base, IVe chapitre », Saint-Pétersbourg, 1909

6.
La dyade des amants, dans une mythique bulle, comme celle fantasmée par Bosch dans son Jardin des délices, la dyade des amants enlacés dans la nuit, la plus véhémente utopie existentielle, je suis venu près de toi, très près, trop près, dans une proximité transgressive inouïe, je suis allé en toi, dans toi, et la mythique bulle a éliminé le reste de l’univers au point que, parmi tout ce qui est, il n’y a plus que ces deux amants dans leur élémentaire fragile nudité d’âme et de corps, dans la nuit immémoriale, pour quelques instants, une fugace étincelle, le temps d’un balbutiement qui profère la plus banale des paroles, je t’aime, et la bulle tôt ou tard ne pourra qu’éclater, les amants sont ailleurs, les amants sont nulle part. [texte retrouvé]

7.
La dyade des amants, comme utopie existentielle, cela avait pendant quelques moments trouvé son expression, sur les feuillets griffonnés par l’amante, assise sur un banc face à la mer, quelques moments de vérité, quelques moments d’irréalité, une hiérophanie de l’absolu, après un certain temps, quelques heures, quelques jours, quelques semaines, peut-être quelques mois, entre le moment du griffonnage et le moment de la publication, après une brève éternité, cet absolu s’est effrité dissous désintégré, il n’en reste rien sauf les mots qui le disent, les mots restent intacts étincelants dans le noir de la nuit, et à cause de ces mots, noir sur blanc, je sais que je n’ai pas halluciné. [texte retrouvé]

8.
Parfois, feuilletant dans d’anciens carnets, je retrouve des textes, qui me surprennent, m’étonnent, je veux dire : ça me surprend & m’étonne que je les ai écrits, bribes éparpillées sur des milliers de pages dans les cahiers que le Feu a épargnés, et il a épargné moins de cinq pourcents de ce que j’ai jamais écrit.

Tout ce que j’ai écrit entre 1954 et 2004 a été détruit. Mais sur les dix dernières années, une grande partie de mes manuscrits a été sauvée.

Ce sont des manuscrits tout à fait fatrassiers, toutes les dix ou vingt pages une phrase ou un alinéa à sauver.

9.
Petit matin d’une journée qui s’annonce radieuse, infinie bienveillance du soleil, la journée est encore toute jeune, il ne s’est encore rien passé, et tout peut encore arriver, et je prends la résolution de mieux gérer ma tristesse et la cruciale question des souvenirs qui font si mal, et je lis dans Rilke une note de mars 1899 : Cultiver l’oubli comme consolation et songe, c’est une sorte de lassitude et de reniement de la vie [eine Art Ermüdung und Lebensverleugnung]. Ce que je peux oublier, je ne l’ai jamais vécu. Mon bonheur est mon or, et qui est si riche qu’il puisse oublier son malheur ?

10.
Parfois j’écris des choses émouvantes, si émouvantes, qu’elles n’émeuvent que moi.

LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

inédit



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dimanche 27 septembre 2015

la rose n'est pas rose

Leon Spillaert, peinture, 1923


chapitre XXX

1.

La tristesse a une couleur, c’est le gris, toutes les mornes nuances du gris. La couleur de la tristesse phagocyte toutes les couleurs de l’arc en ciel. La rose n’est pas rose ni rouge. L’orange n’est pas orange. Le citron n’est pas jaune. L’orchidée n’est plus blanche. Le sourire qu’on aimait ne sourit plus.


2.

En ouverture de la réception du pape François, à l’assemblée générale de l’ONU à New York, le 25 septembre, la chanteuse Shakira, radieuse & belle, chante « Imagine » de John Lennon : Imagine / There’s no heaven / and no religion…


3.

En-dedans j’ai encore seize ans, écrit H.C. Andersen en 1864, à soixante ans, mais cela, selon l’opinion d’autrui, ne peut pas être.


4.

Chaque fois que le téléphone sonne, je sursaute, appel que j’attends, appel que j’appréhende, appel que je ne veux pas prendre, appel qui m’appelle, appel qui me rembarre rabroue repousse puis ce n’est que l’ouvrier municipal qui m’informe que mon cercueil est prêt, bonne glue, bons clous, et solides poignées, et pas cher, bonne occase, je m’amuse.


5.

En Arabie saoudite, pour ta chanson, chère Sakhira, tu aurais été décapitée mais à New York, ce jour-là, le représentant des bigots & sanguinaires wahhabites n’avait pas les moyens de te faire menotter ; il a donc fait semblant de ne pas entendre les lyrics de ta chanson.


6.

Affres de la pensée & du langage Wittgenstein laisse un recueil appelé « Zettel », composé de 717 billets. Dans le billet 229 il écrit qu’à chaque phrase il faut encore une interprétation [Deutung], et il ajoute, fulguramment et intraduisiblement : Kein Satz kann ohne einen Zusatz verstanden werden.
Ainsi la phrase : Je t’aime. On ne sait pas ce qui est pensé dans cette phrase.


7.

Sometimes I bury / my poems in the garden, / saving them / for the cold days ahead Linda Pastan, The Five Stages of Grief, 1978


8.

Il y a de temps en temps pour le labeur de la lecture quelque chose comme une récompense et on suspend la lecture pour savourer la récompense.


9.

Est-ce que les roses, demande Wittgenstein dans le « Zettel 250 », est-ce que les roses sont rouges dans l’obscurité ? Et répond qu’on peut, dans l’obscurité, penser à la rose comme rouge [an die Rose im Finstern als rot denken]. Puis il ajoute, entre parenthèses : (qu’on puisse ‘penser’ quelque chose [sich etwas ‘denken’] ne veut pas dire que cela ait du sens qu’on le dise [sagt nicht, dass es Sinn hat, es zu sagen).


10.

And then solitude became mere loneliness.


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

inédit



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gaiement

photo Ève Eden, septembre 2014


pendant que la nuit aux branches se pend
et la lune sur de raides pentes glisse

pendant que le dernier tournesol blasphème
et la musaraigne dans l’ornière trébuche

pendant que le vignoble s’ensanglante
et la tourterelle krokote au lieu de roucouler

pendant que la violette dans le pavé agonise
et la mouche moche dans la lie du rosé se noie

je griffonne gaiement mon éloge de septembre




NOUVEAUX NEUVAINS



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samedi 26 septembre 2015

comme dans un cauchemar

Leon Spillaert, Crépuscule, 1925


.chapitre XXIX

1.

Piccole cose qui font plaisir Que « Gargantua » a esté plus vendu par les imprimeurs dans deux mois qu’il ne sera acheté de Bibles en neuf ans (Rabelais dans le Prologue de « Pantagruel »). Que le pape François se déplace non pas dans grosse Mercedes noire mais dans petite Fiat 500 bleue. Que j’aie réussi à retrouver chez un bouquiniste mon « Pantagruel » (hélas cramé), non pas en Pléiade, mais dans l’excellente édition Livre de Poche de 1964, papier légèrement jauni en cinquante ans.


2.

Ces croyants, quand ils pensent, ce n’est pas pour penser mais pour justifier leur foi.


3.

Invité dans le cercle d’une quinzaine de personnes, après un quart d’heure, la tête me tourne, je m’ennuie, me demande : mais qu’est-ce que tu fous là ; quelqu’un devait venir me voir, se décommande, je jubile, quel soulagement, je serai seul.


4.

Ces imams quand ils prêchent leurs inqualifiables âneries, citent des versets précis du Coran.


5.

Marie de Gournay avait exprimé l’appréhension que son vieil ami puisse disparaître, et celui-ci en était bien conscient quand il écrit, dans un ajout (posthume) au XVIIe chapitre du IIe Livre, peu de temps avant sa mort : son affection vers moy plus que sur-abondante, et telle en somme qu'il n'y a rien à souhaiter, sinon que l'apprehension qu'elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m'a rencontré, la travaillast moins cruellement. 


6.

et souvenirs je les dis comme je les entends les murmure dans la boue Samuel Beckett, Comment c’est


7.

Assis au bord d’un muret devant le « Delikatessen » sur Holmgatan à Malmö, je rêvasse, un peu las & paumé, quand j’entends soudain, un peu fantomatique mais très nette, comme dans un cauchemar, une voix qui m’est familière : Si tu savais combien je savoure que tu n’existes plus.


8.

Documentaire où on voit l’imam de la mosquée Sunna de Pontanezen de Brest, Rachid Habou Houdeyfa, faire une conférence devant des enfants de huit à dix ans sur la musique.

Il dit : écouter de la musique est un péché grave, Allah n’aime pas la musique. Il dit : ceux qui écoutent de la musique écoutent Satan (qui veut que nous allions en enfer). On ne rigole pas avec la religion. Il dit : la musique ça fait naître le mal, les choses mauvaises ; ton cœur devient noir, celui qui écoute de la musique, il y a un risque qu’Allah le transforme en porc ou en singe.

Cela ne se passe pas dans un bled reculé de la République islamique de Maurétanie mais dans une grande ville de la République française.


9.

Le conseil régional du culte musulman en Bretagne, fin septembre, se désolidarise du discours de son imam de Brest : On ne peut pas accepter ce genre de propos, l’Islam n’a jamais interdit toutes les musiques. Il y a un problème de pédagogie, surtout devant des enfants.

Mais ils ne disent pas quand ils vont renvoyer l’imam dans le bled désertique  et encore moins quand ils vont le déchoir de son statut de prédicateur. Il va donc continuer à sévir.


10.

Pétoche, authentique & véritable pétoche, froidure s’annonce. Automne, froidure de la saison. Et de la vie. Je suis en automne. Je n’aurai plus jamais chaud. Comme si le soleil s’était éteint.


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
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vendredi 25 septembre 2015

c'est écrit comme ça

agapanthe hors saison - photo L. Sch.


chapitre XXVIII

1.

Aux mots on va demander ce qu’ils savent. On demande à rencontrer ce que cela signifie. Et tout un réseau de significations se met à vibrer, attirance attachement appétence aimantation convoitise désir envoûtement fascination séduction passion possession fusion conjonction accouplement copulation pénétration — puis ces mots demandent à être mis en syntaxe.


2.

Entre cet homme vieillissant et cette femme jeune se passe une histoire unique & belle.

Elle était venue vers lui, parce qu’elle l’avait lu, le comparant à tant d’autres, elle l’avait élu, lui, intriguée, attirée, et elle le lui fit savoir. Elle l’a rencontré avant de le rencontrer.

C’est sans doute à cause de lui et à travers lui qu’elle devient à son tour écrivain.


3.

Dans cette nouvelle, cette autre maison, comme je l’avais fait il y a neuf ans dans une autre nouvelle maison, où aussi les murs blancs étaient nus & vides, où aussi il fallait que je mette mes marques, transformer un lieu tibétainement dépouillé en demeure toute mienne, mettre images par dizaines, centaines, barioler les murs, centaines de facettes pour un autoportrait éclaté & bribaire, peintures dessins partitions portraits, ce qui m’importe est les images, disait Scutenaire, complice en iconolâtrie, dans cette nouvelle, cette autre maison, celle sans doute, me dis-je, qui sera ma dernière demeure, au cas où je mourrai at home, ma maison, je le sais, ne protège de rien, habiter c’est un verbe à la fois rassurant & terrifiant, faut tout le temps exorciser, quand je dis ceci est maintenant ma nouvelle maison, je ne suis pas dupe, je suis tout à fait conscient que je suis dans le passage, le transit & la transgression, que l’emploi du pronom possessif est une agression, une provocation du destin, ma maison où il n’y a personne d’autre que moi, ma maison qui abrite ma quotidienne & permanente solitude, ma maison témoin de mes titubantes déambulations, de mes balbutiants soliloques, dans cette nouvelle, cette autre maison, comme dans l’autre nouvelle maison, il y a neuf ans, dans cette maison encore toute vide & vierge, la première image que j’ai clouée au mur était un portrait de Thomas Bernhard, sa poignante effigie peu de temps avant sa mort.


4.

Marie de Gournay découvre les « Essais » en 1584, elle a dix-neuf ans, elle est subjuguée, elle n’avait jamais rien lu de pareil. Elle écrira : Montaigne écrit ceci, Jupiter l’a dicté.
Quatre années plus tard, en été 1588, Montaigne vient la voir, chez elle, à Gournay sur Aronde, en Picardie, non loin de Compiègne ; il revient de Paris, où règne le chaos de la révolte contre le roi ; il se relève d’une grave affection qui a failli l’emporter. Dans ses bagages, il amène la toute nouvelle édition, en trois livres, des « Essais », publiée chez Abel l’Angelier, imprimeur-libraire à Paris.

Il passe quelques semaines chez elle, ils relisent ensemble le nouveau texte, discutent, corrigent, annotent ce volume qu’on appellera « L’exemplaire de Bordeaux ».

A l’automne Montaigne retourne en Aquitaine. Ils ne se reverront plus. Montaigne meurt le 13 septembre 1592, à l’âge de 59 ans — elle en a vingt-cinq.

Marie n’apprendra sa mort qu’au printemps 1593, avec six mois de retard.

Deux ans plus tard, en 1595, elle sera l’éditrice de l’édition posthume des « Essais », celle qui jusqu’aujourd’hui fait foi, établie d’après les milliers de corrections et d’ajouts que le maître avait inscrits dans « L’exemplaire de Bordeaux ».


5.

Quand il demandait : Pour qui écrire ? (II, 7) elle répondait : Pour moi, que pour moi.


6.

Je veux prendre Jouve, il n’est pas là, je ne le trouve pas. Jouve doit être dans les rescapés, ils sont là, les rescapés, disséminés par centaines dans un désordre indescriptible, alignés sur de nouvelles étagères qui sentent bon l’épicéa.

Je voulais relire son texte sur Alice, peinte par Balthus. Debout, moitié nue, elle peigne ses cheveux, un pied posé haut sur une chaise, cela lui ouvre les jambes.

Jouve écrivait : elle démontre son sexe.

Je lisais Jouve à Paris, en 1967, tout ce que j’ai écrit à Paris, milliers de feuillets, a été détruit, je ne sais plus ce que j’écrivais sur Jouve.


7.

Elle écrit : lorsqu’il me louait, je le possédais. (Préface aux « Essais », 1595)

Il écrit : Je ne regarde plus qu'elle au monde.

Il écrit : J'ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'esperance que j'ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance: et certes aymée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraitte et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre estre. (…)
Le jugement qu'elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m'ayma et me desira long temps sur la seule estime qu'elle en print de moy, avant m'avoir veu, c'est un accident de tres-digne consideration. — « Essais », livre II, chap. 7


8.

C’est une variante. Parce que c’était lui, parce que c’était elle. C’est écrit comme ça.


9.

L’immense chagrin qu’il soit parti, elle le transforma en vingt pages éblouissantes : la Préface à son édition des « Essais » de 1595.


10.

L’agapanthe, arrêtée depuis plus de six semaines, refait encore, soudain, une fleur, comme si elle ne pouvait pas se résoudre que c’est fini.


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

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mardi 22 septembre 2015

un bel & parfait néant

dessin Saul Steinberg




chapitre XXVII

 

1.

Quand on est triste, on renifle comme un mioche morveux, mais on n’est pas un mioche morveux ; on renifle comme si on pleurait mais on ne pleure pas — et pourtant il est vrai que la tristesse a sa physiologie propre qui est un peu crade.

 

2.

L’orbanisme c’est la doctrine d’un facho hongrois qui veut sauver l’Europe chrétienne en bafouant le noyau de l’enseignement du Christ exprimé dans Matthieu XXV, 35-36

 

3.

Matthieu XXV, 35-36 : Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli ; j'étais nu, et vous m'avez vêtu ; j'étais malade, et vous m'avez visité ; j'étais en prison, et vous êtes venus me voir.

 

4.

Le 17 février 1943, les évêques catholiques hollandais publient une « Lettre pastorale » dans laquelle ils s’élèvent explicitement contre la persécution des juifs et contre la contrainte à la collaboration du peuple hollandais.

Pendant toute la période de l’occupation nazie en Europe cela ne s’était fait dans aucun autre pays — et surtout pas en Allemagne où, dans ses « Lettres pastorales », la Conférence épiscopale catholique, jusqu’à la toute fin, en 1945, appelle les fidèles à l’obéissance au Führer.

Les évêques hollandais écrivent : notre compassion va plus particulièrement aux jeunes gens emmenés de force du foyer paternel, ainsi qu’aux juifs et à nos coreligionnaires catholiques venus du judaïsme, exposés à de si grandes souffrances. Nous nous sentons en outre profondément blessés par le fait que, pour l’exécution des mesures prises contre ces deux groupes de personnes, on exige la collaboration de nos propres concitoyens, notamment d’autorités, de fonctionnaires, de directeurs d’établissements.

Au pays d’Anne Frank et d’Etty Hillesum, 81,50 % des juifs furent déportés, et la plupart d’entre eux assassinés.

De 1939 à 1945, le pape Pie XII n’a jamais officiellement prononcé le mot « juif ».

 

5.

Après quelques heures de silence assourdissant dans ma maison, je mets un disque des quatuors de Haydn, Hob. III, 43, premier mouvement andante ed innocentemente, grâce et douceur pendant sept minutes, pur chant, autant d’allégresse que de mélancolie, les quatre voix de cordes s’enchevêtrent et musiquent dans un exquis dialogue — plus rien n’importe, je laisse la tristesse divaguer, se répandre, se diluer. Je m’éparpille et m’abîme dans un bel & parfait néant.

 

6.

Spinoza écrivait contre la tristesse. La tristesse, dit-il, est toujours mauvaise. Il la définit comme un affect fondamental, dérivé du désir, consistant dans la conscience d’une diminution de ma puissance d’exister. Quand je suis triste, je ne suis plus rien. Parce que je ne suis plus rien, je suis triste.

Je comprends tout à fait ce raisonnement, parce que je me souviens très bien comment j’étais du temps où je connaissais la joie.

 

7.

Dans un contrat ou une convention, on appose son paraphe sur chaque page. Montaigne était juriste : dans les « Recommandations à l’imprimeur » qu’il inscrit au dos de la page de titre de l’Exemplaire de Bordeaux, en vue de la prochaine édition, il demande : Mettez mon nom tout du long sur chaque face : Essais de Michel de Montaigne liv.I.

Il n’en a pas été tenu compte.

 

8.

Tout au fond de la tristesse on débouche sur une sorte d’au-delà de la tristesse où les sensations et les sentiments sont comme anesthésiés — la tristesse tente encore, de loin, d’enfoncer ses échardes, mais on ne sent plus rien.

Tout au fond de la tristesse, il n’y plus ni espoir, ni regret, ni nostalgie, ni attente, ni envie.

Tout au fond de la tristesse, il n’y a plus de sentiments, même pas la tristesse.

 

9.

Dans le verger nous cueillons des pommes ; les branches, lourdement chargées, penchent jusque dans l’herbe, nous remplissons deux grandes corbeilles. Subjugué par le spectacle de la nature qui produit toute cette profusion de grosses paradisiaques pommes, — c’est un mystère et comme un miracle —, je dis quelque chose de confus à l’amie H** qui m’aide à faire cette récolte, je dis : Tu crois qu’il y a un Dieu qui nous prodigue tout ça, puis je dis : Évidemment non, mais tout se passe comme si…, et je lui demande : Et toi, crois-tu que c’est un Dieu, elle pense comme moi que ma question est absurde, et pourtant je vois bien qu’elle aussi est émue & émerveillée. Bref, l’été est fini, nous sommes dans le verger, et nous avons grand bonheur à cueillir les pommes. Les corbeilles sont si lourdes, que nous devons les porter, une par une, à deux.


 10.

Je suis triste, dit-il, me tais me terre me rature. Geste clownesque & dérisoire, comme pour se venger contre qui me rature. Et n’en a cure. Et cela me rend encore plus triste, dit-il, et je me rature encore plus.

 

LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS


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