dimanche 13 décembre 2015

fagotage de tant de pièces

peinture de Pierre Aleschinski



chapitre L

 

 1.

Comme sans cesse je commence à écrire, d’alinéa en alinéa, la chance est ouverte qu’un jour je commence à écrire un livre qui vaille la peine.

 

2.

Pour la liste des âges : 46 ans — En hiver 1579, Montaigne écrit le XXXVIIe essai du IIe Livre, « De la ressemblance des enfants aux pères ».

Je me suis envieilli de sept ou huit ans depuis que je commençay — il a commencé à écrire en 1572, il a donc maintenant 46 ans ; et le mot envieilli ici signifie ‘entré en vieillesse’, le mot vieillesse, il l’applique à lui-même quelques lignes plus loin.

 

3.

Si je me lève si tôt, ante lucem, pour me mettre à ma table de travail, c’est pour jouir du sentiment d’être actif déjà, alors que les autres, tous tellement plus jeunes que moi, jeunes & dynamiques, sont encore sous la couette. Et pendant qu’ils se brosseront les dents j’aurai écrit ma première page.

 

4.

La vieillesse nous rend d’abord incapables d’entreprendre, mais non de désirer. Ce n’est que dans une troisième période que ceux qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû abandonner l’action. — Proust, « La Fugitive », t. III, Pléiade, p. 635

 

5.

Comme j’aligne mes alinéas dans un bel ordre mathématique, avec chiffres romains & arabes, la chance est ouverte qu’on puisse me citer de façon précise comme on fait pour Qohelet ou pour Wittgenstein.

 

6.

Pour la liste des âges : 53 ans — Aetas nostra jam ingravescens [mon âge qui déjà devient pesant, (traduction Edouard Bailly)], — Cicéron, Lettres familières, II, 1, — dans une lettre qu’il écrit en 53 av. JC à C. Scribonius Curio.

Le joli verbe ingravescere, plus dynamique que le simple ingravare [aggraver], signifie autant s’alourdir que augmenter, s’accroître : ingravescit morbus, annona, la maladie s’aggrave, le blé augmente, philosophiae studium ingravescit, le goût de la philosophie se développe.

Cicéron meurt, assassiné, à 63 ans.

 

7.

(…) la vieillesse, qui est tout de même l’état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques. — Proust, « Le Temps retrouvé », t. III, Pléiade, p. 1018

 

8.

Comme sans cesse j’écris dans un désordre pas possible, fagotage de tant de pièces, la chance est ouverte qu’écrivant mon livre j’en écrive plusieurs simultanément, ce que j’avais toujours voulu faire.

 

9.

Tu me prends déjà pour un vieillard ? pour un gâteux ? pour une baderne ? pour une guenille, un débris, un déchu, un amoindri, une ganache, un décrépit, un sénile, un caduc un suranné une ruine un archaïque un périmé un défectif un vioc… — Raymond Queneau, « Loin de Rueil », IV, — et pendant la cascade de mots la ponctuation fout le camp.

 

10.

Comme sans cesse j’arrête d’écrire, d’alinéa en alinéa, la chance est ouverte que le jour où la plume me tombe des mains, mon œuvre ne sera pas interrompue mais achevée.

 

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS





samedi 12 décembre 2015

les mots (écrits) et les paroles (dites)

Arnold Böcklin, Die Toteninsel, 1883



chapitre XLIX

 1.

Bientôt je serai au pays des agapanthes et de Philida.

 

2.

Liezi mangeait au bord d’une route au cours d’un voyage et vit un crâne de cent ans. Il arracha une petite branche qu’il pointa vers le crâne : « Qui, à part toi et moi, sait que tu n’es pas mort et n’es jamais né ? Es-tu vraiment malheureux ? Suis-je vraiment heureux ? » — Tchouang Tseu, XVIII, 6

 

3.

L’amant qui n’est plus aimé n’est plus rien — élémentaire leçon de métaphysique.

 

4.

Lire, ce n’est peut-être que ça : ouvrir un livre et se laisser surprendre. C’est la nuit, tard, trop tard, je me résous enfin à aller me coucher, j’ai repoussé le moment d’aller dormir, par manque d’énergie, ployant sous le poids de la tristesse, à côté de l’escalier qui monte à ma chambre, se trouve une étagère avec des livres, je m’arrête un instant, mon regard soudain tombe sur un livre, je tends la main, prends le livre, l’ouvre, et lis un petit alinéa dans le XVIIIe chapitre du Tchouang Tseu, mon cœur autant que mon esprit se mettent à sautiller, je vais à ma table de travail, et sur mon clavier transpose les mots du livre sur la page que je suis en train d’écrire.

 

5.

Tous les je t’aime sont tombés dans la trappe, caveau dans le noir où gisent les mots (écrits) et les paroles (dites), sépulture où je retourne parfois me recueillir, c’est un lieu entouré d’immenses cyprès noirs figés, on pourra me voir  naviguer comme le spectre de la « Toteninsel » de Böcklin.

 

6.

Souvent je m’entretiens avec Lu Yu, lui raconte par bribes ce que j’ai vécu, je lui parle de mon aimée, c’est une sorte de roman que je ne peux raconter à personne d’autre — mosaïque éclatée illisible indéchiffrable, mais toutes les pièces y sont, livre disséminé dans le livre.

 

7.

Comment cet été-là nous roulions à travers Villefranche, de feu rouge en feu rouge, — et elle dormait à côté de moi, infiniment précieuse cargaison.

 

8.

Quand je prononçais ma devant et avec son prénom, ça donnait le plus beau son du monde.

 

9.

Souvent dans mes songes je refais ce trajet à travers Villefranche, c’était dans une autre vie, j’étais un autre homme, altr’uom da qual ch’i’ sono, comme disait Pétrarque dans le premier sonnet du « Canzoniere ». Je gis dans mon caveau et les images reviennent, et le gisant sourit, se souvient du sourire quand elle lui souriait, le gisant aura connu cela, ce sourire. Elle avait dit, elle avait écrit : Je t’aime, et même plusieurs fois, je m’en souviens : Je t’aime tellement. L’autre homme que je suis devenu est toujours l’homme à qui elle a dit ça. L’hiver est venu, la porte est fermée, suis-je heureux ou malheureux, je ne sais. J’ai connu la joie, elle continue à irradier.  J’ai connu les plus tendres, les plus véhéments assouvissements. Et c’est assez.

 

10.

Le vieil hôte de ce monde est paresseux pour les cent affaires, / joyeux, la porte fermée, je passe cet hiver, écrit Lu Yu dans un quatrain en 1195, il a 70 ans.

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS   


  

jeudi 10 décembre 2015

indicible plénitude

peinture de Pierre Aleschinski


chapitre XLVIII

 

1.

Beaucoup d’hommes ont des difficultés avec les femmes.

 

2.

Edward Gibbon, l’auteur de « The Decline and Fall of the Roman Empire » (1776 / 1789), célibataire et heureux de l’être, écrit dans ses “Memoirs of My Life and Writings” (paru posthumément en 1815) comment, ayant considéré les probables conséquences d’une union matrimoniale, il s’est réjoui d’y avoir échappé, et il conclut : and I ejaculated a thanksgiving that I was still in possession of my natural freedom.

 

3.

Wohin mit dem Saft ?

 

4.

H.F. Amiel dans son journal mettait ‘ps’ ou ‘Pll.nct.’ pour perte séminale ou pollution nocturne; pendant plus de quarante ans, de 1841 à 1881, il comptabilise et commente ce phénomène physiologique qui le traumatise ; sous l’emprise des thèses du Dr Tissot (« L’Onanisme », 1761), il pense que la dépense de sperme va lui ôter la vue, la mémoire — et la vie ; le 12 juin 1841, à vingt ans, il note : Je me sens mourir.

 

5.

Michelet, dans son journal, quand il se le fait, appelle cela friction onctueuse.

 

6.

Thomas Bernhard déclare que s’il avait une femme, il ne pourrait plus écrire.

 

7.

Elle n’était pas ma Laure.

Elle avait dit : Jamais je ne te ferai de mal. Elle ne m’a jamais fait de mal.

 

8.

Kafka : Der Coitus als Bestrafung des Glückes des Beisammenseins [Le coït comme punition du bonheur d’être ensemble].

György Kurtag a mis cette phrase en musique dans ses „Kafka-Fragmente“ op. 24,3 pour soprano & violon (1985-86).

 

9.

Dans son livre « Le Complexe d’Amiel » (1985) Jean Vuillemeur écrit : La semence répandue correspond à l’encre consommée en pages de ‘Journal’. Celui-ci se substitue à l’œuvre comme le péché d’Onan remplace le devoir conjugal. L’écriture s’érotise, en quelque sorte, dans le temps même où se littéralise Éros.

 

10.

Plénitude indicible de votre sperme en moi, écrivait Suzanne d’Arcourt au début de sa liaison avec le marquis V. (cf « Le Fracas des nuages », p. 75)

 

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS  


  

mardi 8 décembre 2015

ruine de parole

peinture de Pierre Aleschinski


chapitre XLVII

 

1.

Les bienheureux au paradis, disent les théologiens, sont bien plus heureux encore quand ils contemplent la souffrance des damnés en enfer.

Les vivants se sentent bien plus vivants encore quand ils se représentent la décomposition du cadavre.

 

2.

Alles Salzwasser ist noch nicht ausgetränt.

 

3.

Par hasard je retrouve, chez Maurice Blanchot dans « L’Écriture du désastre », le passage qui en 1993 m’avait fourni le titre de mon livre « Ruine de parole » : Quand tout est dit, ce qui reste à dire est le désastre, ruine de parole, défaillance par l'écriture, rumeur qui murmure : ce qui reste sans reste (le fragmentaire).

 

4.

Un jour, je me souviens, avec mon aimée, nous avions parlé de ça, de la vermine des cadavres, et j’avais mentionné « L’Enfer » d’Henri Barbusse, nous étions vivants, elle & moi, nous avions des moments heureux, nous faisions l’amour.

 

5.

Sur plusieurs pages dans « L’Enfer » (1908), Barbusse évoque les escouades successives d’insectes qui s’activent sur la chair en décomposition, pages sidérantes mais fascinantes aussi par la précision clinique des descriptions.

Pour son chapitre sur les travailleurs de la mort, il s’est sans doute documenté dans un ouvrage scientifique qui avait paru une quinzaine d’années auparavant : « La Faune des cadavres », de Jean-Pierre Mégnin, colonel-vétérinaire dans l’armée française et spécialiste des maladies parasitaires, des acariens et des insectes hématophages.

 

6.

On avait toujours pensé que la vermine dans les cadavres pourrissants apparaissait par génération spontanée, mais déjà chez Virgile on trouve l’idée que les vermisseaux proviennent de la ponte d’œufs par des insectes ; le poète latin ne parlait pas de mouches, selon lui c’étaient des abeilles et il pensait que celles qui naissent des entrailles corrompues d’un taureau sont plus dociles et plus travailleuses que celles qui naissent dans les entrailles du lion.

 

7.

Barbusse meurt à Moscou le 30 août 1935, à 62 ans ; la même année sort son livre d’éloge du stalinisme « Staline. Un monde nouveau vu à travers un homme ». Sur la dernière page de son ouvrage, il écrit : C'est le vrai guide — celui dont les ouvriers riaient de constater qu'il était tellement à la fois le maître et le camarade, c'est le frère paternel qui s'est réellement penché sur tous.

Un an plus tard, en août 1936, commencent les sanglants procès de Moscou.

En 1932-33, le génocide par famine en Ukraine avait fait entre 3 et 7 millions de victimes.

On pense que Barbusse a été empoisonné sur ordre de Staline.

 

8.

Le vers de Virgile que je préfère : Sunt lacrima rerum et mentem mortalia tangunt,  Énéide, I, 460, [ce n’est pas vraiment traduisible, sauf en diluant et lénifiant — littéralement cela donne quelque chose (d’indigeste) comme : il y a larmes (inhérentes) aux choses et tout ce qui est mortel atteint / touche / émeut l’esprit].

 

9.

Chez un bouquiniste j’ai retrouvé « L’Enfer » dans l’ancienne édition Livre de poche, début années soixante, du temps où sur les couvertures il y avait d’expressionnistes dessins à la gouache. Je rachète. Je relis.

 

10.

Essayant de le dire de la façon la moins larmoyante possible : Presque tout le temps en moi ça pleure.

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS    





jeudi 3 décembre 2015

le sonnet du pauvre

peinture de Pierre Aleschinski


chapitre XLVI

 

1.

On ne sait rien de la chasteté de Laure de Noves, épouse du comte Hugues de Sade. On ne sait pas ce qu’elle pensait des sonnets de Pétrarque.

 

2.

Je me souviens de la tartelette aux framboises, elle croquait la tartelette aux framboises, assise sur le banc devant la maison, dans sa petite robe d’été, relevant haut une jambe, pied posé sur le bord du banc, elle me regardait en souriant, elle n’avait pas mis de culotte, et me regardait regarder ravi sa jolie toison exhibée.

 

3.

Je rêve ton admiration comme une volupté, cette pensée est mon petit bagage de route, et je la passe sur mon cerveau en sueur comme une chemise blanche. — Gustave Flaubert, lettre du 29-30 janvier 1855 à Louise Colet

 

4.

Quand il parlait de son chagrin, il avait l’air tellement désarmé, démuni, paumé; on l’écoutait, bien sûr, et on avait envie de ricaner un peu mais on ne ricanait pas.

 

5.

Son chagrin ? Le chagrin, rien que le mot, a déjà quelque chose de ridicule, de lamentable.

 

6.

Dans les dizaines de poèmes que j’ai faits pour elle, il y en avait deux ou trois qui l’ont touchée. Quand elle sera bien vieille, le soir, à la chandelle, elle les relira — peut-être.

 

7.

Les poètes sont heureux ; on se soulage dans un sonnet ! mais les malheureux prosateurs, comme moi, sont obligés de tout rentrer. Pour dire quelque chose d’eux-mêmes, il leur faut des volumes et le cadre, l’occasion ; s’ils ont du goût, ils s’en abstiennent même, car c’est là ce qu’il y a de moins fort, au monde, parler de soi. — Gustave Flaubert, lettre du 29-30 janvier 1855 à Louise Colet

 

8.

Le neuvain, à peine rythmé et sans rime, c’est le sonnet du pauvre, et j’en ai pauvrement & primesautièrement écrit trois cents en trois ans et en trois livres — mes graffitis pour la collection ‘graphiti’ que j’appelais en sous-titre « Petites parleries au fil des jours ».

 

9.

Ma parlerie de soi. Et ce n’est pas du pétrarquisme, puisque l’amant dont il est question est un amant heureux, un amant comblé. Ne gémit pas dans le manque mais jubile dans la plénitude. Ne conjure pas la chasteté mais fait l’éloge de la volupté.

Et la destinataire de mes troubadoureries était tour à tour attendrie ou énervée ; parfois elle se moquait : exigeante pour ce qui est de la chose écrite, elle trouvait son poète souvent un peu mièvre & naïf. Plus tard elle trouvera que le chagrin me convient mieux, elle dira : Qu’est-ce que tu écris bien quand tu es malheureux.

 

10.

Quand je pense que pour elle tout cela est froid maintenant, tout transi, gélifié, frigidifié, au fond d’un horrible congélateur, au fond de la plus profonde faille du plus glacé glacier de Patagonie, quand je pense qu’aucune douceur que je pourrais encore évoquer ne va l’attendrir et la faire frissonner, je ne vais donc rien évoquer, aucune douceur, parce que rien que le mot douceur évoquerait la tiédeur de la peau, l’incomparable douce tiédeur de la peau, et ses frissons quand je touchais sa peau, parfois le plus aérien effleurement de sa peau la faisait exhaler une toute tendre presque inaudible plainte, quand je pense aux centaines de lettres & billets que j’ai écrits, en vers et en prose, émotions à vif, bribes touchantes attendrissantes pathétiques naïves sublimes triviales poétiques prosaïques potaches lubriques souriantes déchirantes érudites banales, et ontologiques aussi, je veux dire : sur l’existence à nu, sur le sens de la vie, et je la mettais au centre de mon existence, et j’essayais de formuler tout cela, spontanément, sans réfléchir, puisant dans le réservoir de tous les lexiques, avec jubilation, et le besoin éperdu de lui exprimer ce qu’elle m’inspirait, et tant de bribes désireuses, la sidération de son regard, la magie de sa peau, l’ensorcellement de son sexe, innombrables tournures, et tant de superlatifs ressassés, sur l’expérience inouïe de l’assouvissement, puis elle jeta tout ça dans la plus profonde faille d’un glacier de Patagonie, je dis ça comme ça pour faire poétique, en fait, elle poussa juste le bouton delete.

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS    





mardi 1 décembre 2015

incandescence

peinture de Pierre Aleschinski



chapitre XLV

 

1.

La stupéfaction qui m’a frappé, le 18 avril 2015 à 5’00 h du matin, lorsque j’ai ouvert la porte de mon grenier-bibliothèque et que j’ai soudain vu tout l’espace rempli d’une fournaise de flammes hautes de trois quatre mètres — cette stupéfaction n’a pas arrêté, depuis six mois, de me frapper, jour après jour, jour & nuit.

 

2.

La peine de mort pour apostasie : d’après un sondage, en Égypte 75% de la population sont pour, au Pakistan 81%, en Turquie 5%.

En Europe, au XIVe siècle, on aurait certainement obtenu un pourcentage aussi important, autour de 80%, sinon plus.

L’idéologie religieuse dominante, avec sa référence à la mortifère parole de Dieu, dévaste & détruit les cerveaux.

L’Europe a mis quinze siècles pour démanteler la sinistre théocratie  et le totalitarisme de la religion.

 

3.

2015 restera à jamais l’année où le destin m’a salement cogné dessus : ma bibliothèque a brûlé et mon amour a été réduit en cendres.

 

4.

Religion et violence — Le patriarche fondateur des trois monothéismes, Abraham, se soumettait d’emblée à une voix de l’au-delà, sans aucune réflexion – étant prêt jusqu’à assassiner son propre fils par pure obéissance. Au départ des trois grandes religions du Livre, en la personne du patriarche commun Abraham, il y a le geste de tuer, par injonction divine.

 

5.

Je suis un auteur heureux & privilégié. Un de mes prochains livres devait sortir en 2016 chez un éditeur qui vient, assez abruptement, de mettre la clé sous le paillasson.

Faudra donc chercher un autre hébergement. Ce dimanche 29 novembre j’envoie mon manuscrit aux éditions « Les doigts dans la prose », une maison jeune et dynamique dont j’apprécie le catalogue ; ils ont sorti récemment un livre qui m’a enthousiasmé : « Vingt sonnets à Marie Stuart » de Joseph Brodsky, en langue russe, en traduction anglaise et en deux traductions françaises, avec une belle postface d’André Markowicz.

Le soir du même jour, j’ai la réponse de l’éditeur David Marsac. Vous êtes, écrit-il, l’un des rares écrivains que je pratique en lecteur tout en rêvant d’en être aussi l’éditeur (…) c’est oui tout de go et sans façon (…) Tout cela est rapide comme l’élan qui me porte à chacun de vos livres.

Le livre, Ve tome de mon projet ‘Le Murmure du monde’, sortira au printemps prochain.

 

6.

Je me souviens de sa (ici : la couleur) robe d’été.

 

7.

En islam, le nom même de la religion signifie soumission, pas question d’examiner ou d’interpréter les sourates du Coran — suffit de les réciter, même s’il y en a qui sont davantage récités que d’autres. C’est sans doute le plus souvent des intentions pédagogiques du maître à penser que dépendra le choix des versets qui pourront être plutôt miséricordieux ou plutôt belliqueux, plutôt consensuels ou plutôt conflictuels.

Nombreux sont les versets, parole d’Allah, qui appellent à la paix. Nombreux aussi ceux, parole d’Allah, qui appellent à la guerre. Guerre parfois défensive, mais le plus souvent offensive et de conquête. Mise à mort pour délit de pensée.

 

8.

Le vote du jury au Prix Ivan Goll a été 6 contre 6, entre Werner [Lambersy] et moi [pour « Ruine de parole »] ; c’est la voix du président qui a fait pencher la balance pour lui.

Le soir Werner me fait cadeau de son trophée : une jolie plaque en terre cuite représentant un cheval ailé. — (texte retrouvé, 26 06 1994)

 

9.

Les idéaux de liberté et de tolérance dont nous jouissons aujourd’hui dans certaines régions du monde n’ont pu être réalisés qu’au bout d’un pénible combat, pendant des siècles, contre l’intolérance brutale et souvent meurtrière des instances religieuses.

L’histoire de la pensée européenne est l’histoire de sa persécution. Les grandes idées de la philosophie, les grandes conquêtes de la science, les grands chefs-d’œuvre de la littérature ont presque sans exception été réprimés sinon interdits par la religion chrétienne.

 

10.

J’aurai été un amant heureux & privilégié. Une passagère époque de ma vie où j’ai vécu une passion réciproque hors norme. L’attirance désireuse et son assouvissement dans l’incandescence la plus inouïe.

J’en reste marqué à jamais, sceau incrusté au plus profond de mon être.

Je disais, et dis toujours : Je suis né pour te connaître.


                                                                               LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS 





samedi 28 novembre 2015

pourquoi as-tu écrit ça?

Rogier van der Weyden, triptyque du Jugement dernier, détail, vers 1452



chapitre XLIV

 

1.

En Italie, graffitis souvent vus, moins obscènes que métaphysiques : C’è Dio [Dieu est — ou : il y a Dieu].

 

2.

Ce printemps-là [1986], j’écrivais « Angle mort ». Les framboises sur la colline pourrissaient, nous n’y touchions pas. Ma femme était malade depuis plus d’un an. L’avenir ? C’était les framboises interdits. C’était l’angoisse de chaque instant. J’hivernais dans ma cambuse en plein été, avec mes provisions de petits pois et de sucre. — (texte retrouvé, 18 05 1995)

 

3.

Un axiome fondamental du discours théologique : Dieu EST par la nécessité de son être. Cela ne veut rien dire, mais c’est un puissant moteur de la spéculation, et cela remplit des volumes, dizaines de milliers de pages.

 

4.

Anges buccinateurs : ont pour mission d’aller réveiller les morts pour le Jugement dernier. Ils sont fréquemment représentés dans les sculptures romanes et gothiques, ainsi que dans la peinture du XVe siècle, notamment chez Van der Weyden (hospice de Beaune en Bourgogne) et Memling (Musée national de Gdansk).

 

5.

Je terminai « Angle mort » en automne 1986. Ma femme le lut et demanda : Pourquoi as-tu écrit ça ? Je n’ai rien su répondre, il n’y avait rien à expliquer. Je n’ai jamais su et ne saurai jamais ce qu’elle a compris. Livre de l’angoisse et du dénuement. A Rians, en Provence, j’écrivais dans la cuisine, face aux champs de maïs. — (texte retrouvé, 28 05 1995)

 

6.

Ma petite-fille Lisa vient passer le weekend chez moi dans ma bleue maison mosellane ; le vendredi soir je vais la prendre à son école villageoise de Harlange, à 90 km de chez moi, dans le nord du pays ; je passe par le contournement de la capitale, puis emprunte l’autoroute (panneau : Belgique) jusqu’à Arlon, ça s’appelle « autoroute du soleil », sans doute parce que c’est celle qu’on prend pour aller de Namur à Naples…, province du Luxembourg belge (slogan : une ardeur d’avance — image : un sanglier), je bifurque vers la N4 qui longe notre pays ; c’est la partie de la Wallonie qu’Alain Bertrand a célébrée dans plusieurs de ses livres ; le village de Martelange est à cheval sur la frontière, suivant le pointillé de la route, à droite le Luxembourg et d’affilée une quinzaine de stations d’essence, à gauche la Belgique et aucune station d’essence, chez nous le diesel est à 0,98 €, je repasse (l’invisible) frontière 40 km plus loin, encore 10 km d’étroite route de campagne, quelques petits villages à traverser, c’est le crépuscule, le brouillard s’est transformé en givre sur les arbres, toute la journée une maussade brume a voilé le paysage, le thermomètre à presque zéro ; à l’école, la petite vient se précipiter dans mes bras et s’empresse de me montrer son tout nouveau doudou : la nuit il sera avec elle sous la couette.

 

7.

A l’évocation de son nom, l’élan d’aller sortir spontanément un des livres d’Alain Bertrand du rayon est brusquement interrompu : le rayon n’existe plus, les dix livres d’Alain ont brûlé.

 

8.

La région de la Belgique qui s’appelle aujourd’hui « Province du Luxembourg », c’est la partie du duché de Luxembourg qui par le traité de Londres du 28 avril 1839 passe au royaume belge. La ligne de démarcation suit plus ou moins la frontière linguistique entre francophonie et germanophonie.

Le duché de Luxembourg, après amputation de sa moitié, s’appellera désormais grand-duché.

 

9.

5,2 millions de doudous en peluche ont été vendus l’année passée en France. Un des principaux fabricants se trouve à Blois. Dans sa salle d’exposition il fait voir deux doudous presque identiques : l’un coûte 52 €, l’autre 26 € ; et il explique que la différence vient de ce qu’il fait fabriquer l’un en France, l’autre en Chine. En France le coût de fabrication revient à 50 € de l’heure — en Chine, c’est 50 € de la semaine.

 

10.

Après « Angle mort », début novembre 1986, je commençai à écrire « Pieds de mouche », que je terminai en novembre 1987. Le livre fut publié en avril 1990, quatorze mois après la mort de ma femme. Elle n’avait pas lu le manuscrit. Au moment où parut « Pieds de mouche », je terminai le manuscrit de « Le silence inutile ». — (texte retrouvé, 18 05 1995)

 

 LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS    




vendredi 27 novembre 2015

petit respir

peinture de Pierre Aleschinski


Chapitre XLIII


 1.

A quatorze ans je suis dans les scouts catholiques, notre troupe s’appelle « Immaculée » ; je ne pense pas que nous ayons jamais réfléchi au sens de ce mot exotique. Nous portions un uniforme kaki, un foulard bleu, une solide épaisse ceinture avec une boucle ronde en métal, et un superbe chapeau en feutre avec de larges bords, comme Baden-Powell sur les vieilles images.


 2.

Descartes, avant de se laisser choir dans le vertige de son doute universel, avait soigneusement, prudemment, peureusement, couardement mis entre parenthèses la religion, celle de son roi et de sa nourrice.

Ensuite, ce Dieu qu’il avait pourtant mis à l’abri, hors de la philosophie, il en établit l’existence par un raisonnement biscornu qui sentait sa bonne scholastique médiévale : J’ai l’idée de Dieu, être parfait ; or, étant moi-même imparfait je ne peux pas être la cause de cette idée, il faut donc qu’un être parfait, que j’appelle Dieu, ait mis cette idée en moi ; donc Dieu est.

Mais ce Dieu n’est qu’une bulle lexicale, un Dieu exsangue, chétif & fantomatique — rien à voir avec le pittoresque, puissant et capricieux Seigneur tribal de la Bible, ni avec l’intrépide thaumaturge galiléen que Paul de Tarse et les évangélistes, après la fin abrupte & dramatique de sa carrière, vont hausser jusqu’au statut de Dieu.

 

3.

Ce n’est pas le grand souffle, c’est le petit respir, mais ça me convient. Depuis sept ou huit ans je respire comme ça, de page en page. Cela permet sans cesse de commencer et à tout moment d’arrêter. Morcellement, compartimentage. Approfondir sans insister. Commencer, recommencer. Prendre, reprendre. — (texte retrouvé, 18 05 1995)

 

4.

Les Locke, Hume et Feuerbach, plus tard, vont eux aussi mentionner cette idée de Dieu qui est dans notre tête — mais ils ne diront plus que c’est Dieu qui l’y a mise.

Et encore un peu plus tard, Nietzsche, qui a eu lui aussi cette idée dans sa fiévreuse caboche, y réfléchit intensément. Puis un jour, il crayonne sur son feuillet, à propos de ce Dieu : il est mort.

 

5.

Quand Bernadette Soubirous demande à la dame dans la grotte comment elle s’appelle, celle-ci bizarrement ne donne pas son nom, mais dit : Je suis l’Immaculée Conception.

 

6.

Deux ans que je n’avais vu Pirotte. Puis il est là, arrive à sa soirée de lecture — avec deux heures de retard, ça ne fait rien, il est en forme. Il lit avec de grands gestes. Comme s’il était heureux, comme si cela lui faisait du bien. Ce qu’on espère, dit-il, c’est de ne plus avoir à écrire, un jour, plus tard. — (texte retrouvé, 18 05 1995)

 

7.

Il y a, ecclésiastiquement, trois formules juridiques pour exprimer l’authenticité d’une apparition de la Vierge : 1/ patet surnaturalitas [le surnaturel est établi], 2/ non patet surnaturalitas [le surnaturel n’est pas établi], 3/ patet non surnaturalitas [le surnaturel est exclu].

Quand l’apparition s’accompagne de miracles, on dit : Le doigt de Dieu est ici.

Mgr Laurence, évêque du diocèse de Tarbes, déclare en 1862, à propos des guérisons miraculeuses de Lourdes : l'apparition est divine, puisque les guérisons portent un cachet divin. Mais ce qui vient de Dieu est vérité ! Par conséquent, l'Apparition se disant l'Immaculée Conception, ce que Bernadette a vu et entendu, c'est la Très Sainte Vierge ! Ecrions-nous donc : le doigt de Dieu est ici !

 

8.

C’était il y a neuf ans, le vingt-cinq avril 1986, j’ai acheté à Virton le « Journal moche », édition originale chez Luneau Ascot, 1981, le titre m’avait plu, j’avais feuilleté, quelques phrases lues au hasard m’avaient ému. Mon cadavre aura-t-il l’air moins benêt si je suis alpagué dans l’instant où je trace le t du mot mort ? — (Texte retrouvé, 18 05 1995)

 

9.

Le dogme de l’Immaculée Conception est proclamé le 8 décembre 1854 par le pape Pie IX dans la bulle « Ineffabilis Deus ».

Après avoir réfléchi quelque temps (huit ans) à cette question, et aussi pour se familiariser avec les tournures latines de la bulle, la Vierge, en personne, décide de se rendre dans une grotte au sud de la France, en 1862, pour entrer en contact avec une adolescente de quatorze ans — et par ce truchement, à l’adresse du pape et des théologiens, elle confirme formellement le bien-fondé du tout nouveau dogme en se faisant appeler Immaculée Conception.

 

10.

Je ne savais rien de lui. Je ne savais pas encore que je lirais tous ses livres. Je ne savais pas encore qu’un jour au Mans, je le rencontrerais. J’avais acheté son livre le 25 avril, et le 26 avril je commençai à écrire « Angle mort » — le 26 avril 1986, c’était aussi le jour de Tchernobyl. Plus tard, il aima « Angle mort ». — (texte retrouvé, 18 05 1995)

 

  LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS