lundi 13 octobre 2014

la fameuse page 35




La fameuse page 35 que tout le monde voulait lire, écrite à l’encre indigo sur vingt-deux lignes, travail calligraphique avec un stylo-plume vintage en ébonite, c’est une magie de beauté et d’énigme, les uns voulaient accéder à la page, juste par penchant esthétique, trouver divertissement raffiné sinon consolation existentielle devant une œuvre séduisante pour le seul regard, les autres, plus virulents, plus curieux, plus angoissés, désiraient comprendre la page, la conquérir, l’investir, l’envahir, puisque l’information avait circulé, vague & allusive, qu’au bas de la fameuse page 35, l’œuvre de Sigrist s’était abruptement interrompue, que la fameuse page 35 était sa dernière page, roman avorté, manuscrit sabordé, et parmi les vingt-deux lignes on trouverait sans doute un indice, si infime fût-il, on trouverait quelque part dans la syntaxe une imperceptible faille, on trouverait la fine mais décisive écharde qui signalerait l’endroit précis où tout a soudain basculé, les hypothèses les plus extravagantes circulaient sur la thématique sans doute secrète & cryptée de la fameuse page 35, sur le champ sémantique, sur les métaphores et les métonymies, et ce sont débats à San Francisco, à Lausanne, à Tokyo, les érudits se passionnent & s’exaspèrent, tandis que le manuscrit avec la fameuse dernière page somnole au fond d’un tiroir quelque part dans les Pyrénées où personne n’ira jamais le chercher.

dans: "Kafka à la Fenice", péripéties improbables
chapitre 40 / inédit

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