lundi 9 juillet 2012

Dieu, une fiction anecdotique

fresque de Raphaël, 1518, Vatican

Dieu, une fiction anecdotique


Carte Blanche - RTL - 9 juillet 2012


Le présentateur : Le sentiment de l’existence des humains sur cette terre et dans cette vie s’est fortement modifiée au cours des siècles et cela parce que notre savoir et notre conscience ont évolué d’une manière radicale .

Lambert Schlechter, philosophe et écrivain, a fait quelques réflexions sur cette question, et s’est aussi demandé quelle place les religions peuvent encore prendre dans le monde d’aujourd’hui.

Il n’est sans doute pas facile, aujourd’hui, de se remettre dans la peau et dans l’esprit d’un Abraham, d’un Moïse, Jésus ou saint Paul.

Et pourtant, ce que l’on peut en concevoir suffit pour dire : le monde dans lequel ils ont vécu, le contexte spirituel dans lequel ils ont pensé, tout cela n’a pratiquement plus rien à voir avec le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

A condition qu’on se soit préoccupé de connaître ce monde, — à condition que l’on soit conscient du gouffre qu’il y a entre leur façon de penser et de la nôtre, — à condition que l’on se soit, au moins dans les grandes lignes approprié le savoir dont on dispose aujourd’hui.

Pendant les 500 dernières années le sentiment de l’existence, pour les humains, a subi quelques changements vertigineux.

Autrefois l’humanité vivait sur une terre immobile, autour de laquelle s’élevait tout l’univers.

Aujourd’hui nous savons : notre terre est moins qu’un grain de poussière, parmi des milliards de galaxies dans un  espace infiniment grand.

Autrefois l’humanité vivait dans un temps qui depuis le début de l’univers et du premier couple humain avait duré moins de six mille ans.

Aujourd’hui l’espace et le temps ont pris des dimensions inimaginables.
Les mythologies et les religions que l’humanité a conçues depuis quelques milliers d’années sont un élément du monde archaïque d’autrefois. 

Ce que l’on pouvait lire autrefois dans des livres soi-disant savants — et aussi dans des livres soi-disant sacrés, repose sur les conceptions et des élucubrations magiques et non pas sur la pensée rationnelle et l’observation scientifique.

Bref, à cette époque-là, on croyait — on ne pensait pas encore.

Et cela vaut aussi pour le Dieu judéo-chrétien, une chimère archaïque.

Le peuple hébreux s’est forgé un Dieu tribal — et les évangélistes ainsi que saint Paul ont inventé le Dieu universel chrétien.

Mais cela ne fonctionne que sur la base d’une conception du monde irrationnelle et magique, dans laquelle une déité surnaturelle et anthropomorphe intervient dans le monde, comme créateur et comme juge de la fin des temps.

Ce Dieu, dans la dimension de tant de centaines de millénaires, se révèle comme une tardive fiction quasi anecdotique, pour laquelle, entretemps, dans les dimensions infinies du temps et de l’espace, il n’y a plus de place concevable.

Depuis que la pensée humaine s’est réveillée en Grèce, il y a 2500 ans, cette pensée trace son chemin à travers les siècles, en conflit constant avec la foi.

Le christianisme, en pleine décadence, perd sans cesse du terrain.

On croit moins. On pense davantage. Et c’est très bien ainsi.



mardi 3 juillet 2012

Dans l'abîme du temps






En principe, les nains ne doivent pas atteindre 1,89 m, mais c’est une convention, on dira d’un nain qui atteint 1,89 m que c’est un géant, mais cela aussi est une convention, presque tous les termes que nous associons à des mesures sont des conventions, dire que le soleil est grand n’a pas beaucoup de sens, ni non plus que la lune est petite, on n’imagine pas Copernic ou Kepler dire des choses pareilles, ce qui est permis, c’est la comparaison, mon petit doigt est petit par rapport au diamètre de la galaxie, cela fait sens, pareil pour le temps, on ne sait pas vraiment ce que c’est que le temps, mais on a une notion de la seconde et de la minute, ce sont des quantités abstraites & calculables, je suis en vie depuis 37 millions de minutes, et chaque jour j’en ajoute 1440, et on ne sait pas si pour le nain les minutes sont naines, on ne sait pas non plus si la fourmi et la blatte vivent dans des minutes, pour moi quand je songe à la profondeur du temps, je tombe dans un abîme qui engloutit tout, c’est un vertige qui oblitère tout dans une noirceur opaque, tous les continents et toutes les mers, toutes les étoiles et tous les anges, et même Dieu dans le noir de l’abîme n’est plus rien, même pas l’ombre de lui-même, mais voici qu’une libellule vient se poser sur la tige du roseau et reste immobile, longtemps, et on oublie de compter les minutes, longtemps, et je me nanifie et me fais libellule.



dimanche 1 juillet 2012

Giallo veneziano






Petit canif à manche nacré, long d’un demi-doigt, c’est dans un cauchemar de Kafka, dont on sait qu’il n’est jamais allé au théâtre de La Fenice, ni seul ni avec sa femme, puisqu’il n’avait pas de femme, Rodrigo Santelli pensait que Kafka n’était jamais allé à Venise, il se trompe, Kafka était allé à Venise, en 1914, mais on sait qu’il n’est pas allé au théâtre de la Fenice, son cauchemar avec le petit canif à manche nacré n’a donc pas eu comme théâtre La Fenice, à moins que le théâtre du cauchemar n’ait été une Fenice fantasmée, comme était fantasmée la femme qu’il appelait « ma femme », Rodrigo dans sa fausse hypothèse que Kafka n’était jamais allé à Venise, avait parlé d’une Venise fantasmée, ce qui peut paraître bien plausible, puisque fantasmer Venise, vu toutes les images dont Kafka pouvait disposer, et fussent-elles en noir et blanc, fantasmer Venise, pour Kafka, n’avait donc rien d’insurmontable, Rodrigo Santelli publia une première fois son essai, une trentaine de pages, sur le cauchemar « L’incubo del temporino » chez Rombi, à Palerme, en 1934, puis une version remaniée, en 1965, chez Mondadori, avec une préface d’Italo Calvino, le petit canif à manche nacré devait, selon lui, servir à pénétrer entre les côtes du dangereux rival de Kafka, essayer d’atteindre le cœur, percer le cœur, faire éclater le cœur, et ainsi Franz, canif à la main, se serait légitimement emparé de la femme assise à côté de lui dans la loge à La Fenice.



le timbalier de Salerne






Alcides Radaelli, musicien virtuose, était premier timbalier dans l’orchestre du Concertgebouw depuis plusieurs années ; première fois depuis la fondation de la fameuse institution amsterdamoise qu’un Italien, timpanista di Salerno, occupait ce pupitre. Un soir, en pleine exécution de Also sprach Zarathustra, Alcides Radaelli reçut un message de sa fiancée, sms de rupture brutal, ordurier et sans appel, le timbalier s’effondra sur sa chaise, ferma la partition, ferma les yeux, puis après quelques instants, quitta la scène, quitta la Hollande, quitta l’Europe, quitta la musique, bateau pour le Québec, train pour Vancouver, où il se réfugia dans une mansarde, avec vue sur un mur en briques brunes, der Paukenschläger ist untergetaucht, sur la petite table en formica noir de son coin cuisine, avec le dos de deux cuillers en fer blanc, à longueur de journée, il tapait des messages de morse, à l’intention du ciel autant que de la fille, au cours des années, en texte, cela aurait fait un livre de plusieurs centaines de pages, der Paukenschläger ist abgesackt, dans le formica de la table, milliers de petites blessures, le locataire suivant de la mansarde, après l’expulsion de Radaelli, se débarrassa aussitôt du petit meuble abîmé, et mit à la place une jolie table en sapin, dix-huit dollars dans une brocante.